Sur des improvisations et des compositions musicales de Zarth Arn, Anaïs Lemoine revisite des tableaux souvent méconnus pour leur offrir une nouvelle vie à travers la déclamation de ses textes.
Voici le déroulé du spectacle :
Table des Matières
·Introduction musicale au Banjolele.
Elle avait une robe blanche, dont les plis retombaient sur le sol en cascade. Un nœud de soie serrait sa taille fine aux hanches étroites et le tissu dessinait subtilement ses courbes. Ses doigts pinçaient avec douceur les cordes d'un luth aux ornements somptueux dont on pouvait presque entendre l'exquise mélodie, et le mouvement de ses bras gonflait sa poitrine d'un souffle angélique. Sur son cou laiteux s'échappaient les fils d'or de quelques boucles rebelles. Elle avait le nez ravissant, les joues délicatement colorées, le sourcil fin, le front haut et surtout, sur cet ensemble d'une parfaite harmonie, brillaient comme des fragiles dragées célestes ses yeux couleur aigue-marine. Sa beauté effaçait le décor derrière elle : la peintre et sa palette de couleurs étaient ternes et sans vie, même son reflet dans la toile que celle-ci peignait n'atteignait pas la splendeur de son visage. "La peintre et sa modèle musicienne, Giacomo Ceruti, 1767" était inscrit sur un panonceau en-dessous du cadre aux reliefs dorés. Le tableau aurait plutôt dû s'appeler « La musicienne et la femme peintre », au vu de l'inutilité de cette dernière : elle méritait d'être coincée en arrière-plan, dans l'ombre de la muse éclatante.
Salvino Degli n'était pas un très grand amateur d'Art, il était entré par ennui dans ce musée un après-midi pluvieux. Il avait parcouru les galeries, déambulé entre les centaines de toiles peintes, aussi grisâtres et tristes que le ciel d'automne, puis s'était retrouvé devant elle. Il n'avait pu détourner son regard de cette jeune musicienne et était resté toute la journée debout devant le tableau. Les jours suivants, il était revenu, et ceux d'après encore pour contempler cette beauté irréaliste. Salvino venait la voir dès l'ouverture du musée et repartait à contrecœur à sa fermeture. Alors, quand il ne pouvait pas la voir, il s'imaginait danser au rythme de "Voi che sapete" de Mozart, avec la jolie musicienne aux creux de ses bras.
Il errait la nuit, lorsqu'il n'était pas à ses côtés et qu'il n'arrivait pas à trouver le sommeil, pour rassembler son image dans les visages féminins, en vain : toutes étaient laides en comparaison. Il ne vivait que pour elle, que par elle. Il gardait l'espoir qu'elle l'aperçoive à travers ses yeux d'azurite, mais jamais ils ne se tournaient vers lui. Son regard restait fixé sur l'affreuse peintre qui tenait ses affreux pinceaux pour peindre une affreuse représentation de sa précieuse muse. Jour après jour, il se tenait devant son amante, ne sentant ni les courbatures ni la faim, n'entendant pas les vociférations du gardien de nuit qui le mettait à la porte en arrivant. Salvino était devenu une pièce du musée à part entière, plus personne ne faisait attention à lui. Il était immobile, on entendait à peine sa respiration et pourtant il se sentait en vie pour la première fois depuis sa naissance. Le fredonnement de "Voi che sapete" était le seul son qui pouvait s'échapper de sa gorge.
Un soir où il se tenait devant sa bien-aimée, une sensation vint perturber ses rêveries. Les lumières s'étaient éteintes et le silence régnait dans le musée. Il regarda sa montre dans la pénombre et s'étonna de voir que sa fermeture était déjà passée depuis longtemps : le gardien l'avait oublié. Enfin son vœu le plus cher se réalisait. Au bout de quelques autres heures de contemplation, son corps commença à trembler et sa vue se brouilla. Soudain, la muse tourna la tête, tendit son bras vers lui en souriant tendrement et sortit du cadre doré. Salvino prit la main qu'elle lui offrait et la suivit à travers la toile. La belle reprit sa place et sa position et Salvino s'assit sur le tabouret qu'occupait la peintre avant de s'effacer. Le lendemain, quand le musée rouvrit ses portes, les visiteurs observaient avec admiration le tableau oublié au fond de la galerie : "Le peintre et sa modèle musicienne, Giacomo Ceruti, 1767", représentant un homme et une femme, le regard de l'une plongé dans celui de l'autre, figés d'amour jusqu'à la fin des temps.
Artiste peignant le portrait d'une musicienne, Marguerite Gérard (1803)
Un nouveau nom, une nouvelle ville à l'autre bout du monde, vingt ans à se reconstruire une existence paisible et en sécurité. Loin de ses racines en putréfaction, des branches épineuses qui entouraient sa prison. La mort de sa mère, le remariage de son père, la mort de son père, avaient semé la violence dans son quotidien de jeune fille crédule. En si peu de temps, à peine quelques battements de cils enfantins, Maria avait remplacé les chansons d'amour par le bruit assourdissant de ses jambes douloureuses d'avoir trop couru. Encore aujourd'hui, toujours sur ses gardes à bientôt quarante ans, elle fuyait les miroirs, de peur de voir son visage se distordre en une face qui n'était pas la sienne. Alors lorsque le coursier lui déposa un colis sans expéditeur, elle su que quelque chose clochait.
Il passa plusieurs jours pendant lesquels l'immense paquet resta dans le cagibi, attendant qu'on le délivre enfin des regards méprisants. Maria s'était presque résignée à lui faire prendre la poussière pour toujours, mais un soir qu'elle s'apprêtait à s'endormir, la tentation d'en connaître le contenu eut raison d'elle. Dans l'enveloppe de sa robe de chambre, lui offrant ainsi une grâce à faire pâlir la porcelaine, elle tira la porte du placard.
C'était comme si des yeux invisibles la fixaient, attendant le bon moment pour lui arracher le cœur. Elle défit les liens un à un, déchira l'épais papier de protection, retira enfin le lourd drap qui camouflait l'objet de ses terreurs nocturnes. Nul doute : c'était bien lui. Le même cadre doré orné des mêmes bourgeons de roses fraîches, le même éclat envoûtant malgré le peu de lumière qu'offrait sa lampe à huile. Elle fixa son reflet dans le miroir découvert : tout son corps immobilisé par l'effroi vibrait, ondulait comme un lac d'encre abritant des créatures prêtes à crever la frontière entre les deux dimensions. Alors son visage épouvanté disparut, remplacé par un autre, sournoisement calme, aux traits effacés, fantomatiques presque. Les paupières s'ouvrirent sur un regard sans pupilles, puis sa bouche aiguisée se mit à parler d'une voix cristalline.
"La peur te va si bien. Tu ne salues pas un vieil ami ? Ne me regarde pas comme ça, j'ai fait un si long voyage pour te retrouver. J'ai cru ne jamais revoir tes magnifiques lèvres sanglantes, tes sublimes cheveux de ténèbres, et si seulement je pouvais toucher cette si délicate peau plus blanche que les os d'une biche sacrifiée."
Le miroir se déforma à nouveau, se mua en une main translucide cherchant à percer la surface, comme une toile trop tendue sur le point de la rupture, et avant d'avoir pu atteindre la femme qui se dressait devant lui, celle-ci claqua la porte avec une violence précipitée. Maria s'élança vers la commode, ouvrit brutalement le premier tiroir pour en sortir un revolver, une lourde arme régulièrement entretenue, toujours chargée, et pointa le canon vers le placard. Le miroir prononça alors les paroles qui avaient causé sa première mort :
"Veux-tu savoir qui est la plus belle ?"
Le coup partit. Maria l'entendit à peine, réplique d'une bulle de savon qui éclate. Elle marqua une pause. Le seul son qui parvenait désormais à son oreille était celui de son souffle, qu'elle n'avait réussi à reprendre qu'en appuyant sur la détente. Elle remplit ses poumons de l'air qui lui manquait. La poudre à canon lui parvint au nez, masquant l'odeur des fleurs du papier peint. Sans baisser sa garde, elle actionna la poignée du cagibi. À l'intérieur ne subsistait qu'un cadre vide, terne, sur le point de tomber en lambeaux de bois à la peinture verte écaillée. Entre les pétales de roses fanées, des milliers d'éclats recouvraient le parquet, dans lesquels le visage de Maria se reflétait en autant de morceaux tranchants. Pas de mouvement, seulement son propre rictus de dégoût lui assurait que son "vieil ami" avait quitté son réceptacle.
Vingt ans à se cacher, à feindre sa mort, mais aujourd'hui elle n'avait plus peur. Maria remit une balle neuve dans l'emplacement vide de son revolver avant de le ranger dans son tiroir, puis s'installa confortablement sur le fauteuil de sa coiffeuse. Elle ouvrit le battant qui dissimulait son unique miroir personnel, contempla longuement ses lèvres de sang, ses cheveux d'ébène, et sa peau blanche comme neige.
Une nouvelle chasse vient de commencer, et cette fois, l'arme se trouve du côté de Maria.
Shot in the dark, Tom Lovell (1943)
Au milieu d'un espace noir, infini, une enfant assise joue avec des objets imperceptibles. D'une seconde à l'autre elle va devoir grandir, mais quelque chose empêche le processus. D'un coup elle frémit, devient floue. Son corps mosaïque se mue en glitch polycéphale. Elle oscille entre enfant et adolescente, n'arrive pas à se fixer. Impuissante, son regard se vide, comme voulant s'ancrer à l'intérieur. Il n'y a nulle part où s’agripper, ses mains exsangues aux phalanges de porcelaine cherchent quelque chose mais c'est le silence qui l'accueille. Ses pixels s'agitent, passant d'un état à un autre sans transition. Elle se fait enfant à tête d'adolescente, adolescente à tête d'enfant. Sa bouche ouverte contient l'incompréhension. À tout moment elle peut disparaître, trop fragile pour affronter les monstres qui s'approchent en rampant, prêts à déverser leurs acrimonies irascibles, venin empestant les remontées gastriques. Soudain elle se fige, tétanisée, et pour la première fois me regarde, mutique, suppliante face à son propre reflet plus âgé. Ce n'est pas un simple miroir mais un trumeau, mon visage bloqué au-dessus d'un feu de cheminée, tout mon corps bouillant d'immobilité. Pourtant, je suis la seule ici à pouvoir apaiser ses craintes. Mais dans cette boutique de souvenirs, j'ai perdu la mémoire. Impossible de reconstituer son aspect si je ne m'en souviens plus. Dans ma tête, les nuages de soufre et de fer se prétendent accalmie. Et pendant ce temps mes pensées se heurtent aux murs de mon esprit mansarde, se comblent d'incertitudes errantes en suspension, vaste nécropole de réflexions avortées. Au milieu de cette faconde capiteuse, parmi les apostats polluants, se dégage une seule image salvatrice. J'offre à la projection de mon enfance un dôme de métal, sertissage de plomb sans pièces de verre, tel un vitrail nu qui ne pourrait jamais se briser. Déjà les bêtes escaladent les barreaux de sa liberté. Je sais que cette abnégation terrifiante, inique, lénifiante, est obligatoire pour ne pas sombrer dans les abîmes d'une folie irréversible. Pendant que je lutterai tant qu'il faut pour maintenir la solidité de ma coupole, j'aurai au moins l'assurance réconfortante que l'enfant que je fus puisse se glisser dans le lit que je lui assure. Qu'importe si sa couverture est un suaire, que le baiser sur son front soit linceul. Ce qui compte c'est qu'elle dorme, que son corps se repose, que ses yeux s'assoupissent, qu'elle ne puisse plus entendre les hurlements de ses espoirs emprisonnés sous la ferraille. Moi, je sais que ce sont des cris d'oiseaux dans des volières qui se briseront un jour. La seule chose qui pourrait faire fondre sa prison-refuge, c'est le feu qui ravage mon crâne incandescent. Mais la cage elle-même est faîte de ma lave refroidie, scorie fragmentée, résidu solide de la fusion de mes âpres bavardages intimes. Si seulement je pouvais enrêner cet incendie insatiable, le transformer en nimbe qui m'envelopperait de lumière céleste, ou au moins en foyer d'une cheminée interne comme pour accueillir un feu de compagnie réconfortant, convoluté autour de mes entrailles chamarrées, emmêlées. Il fut un temps où je me foutais le feu à moi-même pour me réchauffer, puis je me frappais le visage pour tenter de l'éteindre. Une simple étincelle pouvait m'abrander en quelques secondes, la décharge électrique inextinguible en déshérence ravageait ma peau assoiffée de quêtes ordaliques. Si aujourd'hui devant cette demi-sphère d'acier je ne ressens plus ce courant disruptif, fade et pauvre falot insignifiant se voulant grande lanterne, j'ai toujours ce chancre épuisant et avide qui me rend sans cesse échaudée. Je le garde au creux de ma mâchoire serrée comme un coup de poing brutal devant la haine, les emphases et les ergotages. La combustion ne sera jamais totale, il y aura toujours le risque que ces petites braises incoercibles réveillent le feu qu'on croyait éteint. Glisk au milieu du frimas, lueur d'espoir quand tout semblait mort.
Agony, Miles Johnson (2018)
Si je soutiens leurs regards
C'est comme si une barrière invisible
Empêchait les prédateurs de passer.
Mais il ne faut pas sous-estimer ces hommes-raclures
Qui remplissent sans pitié
Les gouffres qu'on creuse
Pour les éloigner.
Leurs coups d’œil à la dérobée se fixent,
Leurs mots prennent des chemins d'insultes suaves,
Leurs mains se destinent à des gares qui ne leur sont pas ouvertes.
Mes yeux couteaux les lacèrent de haut en bas
Et il suffirait d'un virage, d'une accélération,
Pour que mes doigts se referment sur les gorges dégueulasses.
J'aurais leur fierté sous les ongles après leur avoir arraché le visage.
Bientôt, nous ne nous regarderons plus dans les miroirs brisés
Par les poings des hommes,
Et le sang sur nos mains ne sera plus le nôtre.
Der lästige Kavalier, Berthold Woltz (1874)
Sur son corps meurtri, la sueur moite perle. Une sueur mêlant la douleur à l’humidité chaude de la pièce. Petit pantin désarticulé au fond de sa boîte de l’horreur. Le bruit qui la secoue vient de partout : ses dents qui claquent, ses os qui craquent, les murs qui grincent, les insectes qui grouillent. Tout vibre dans son esprit flou d’avoir trop subi.
Les hommes l’ont jetée là après avoir tout pris, tout arraché, jusqu’aux ongles. Lui avoir volé sa vie passée n’a pas été suffisant, il a fallu aussi lui broyer ce qu’elle a réussi à reconstruire.
Six ans qu’elle se cache, loin de tout et de tout le monde. Sa mère l’a aidée, après avoir fermé les yeux tant d’années sur les pleurs et les gémissements funestes venant de la chambre de sa fille quand son mari aimant s’y glissait à la nuit tombée. Mais si les grincements de lit peuvent être dissimulés à l’abri d’un foyer ardent, la rondeur d’un ventre de vierge à marier ne passe pas inaperçu. Sa mère l’a aidée. Sa mère s’est aidée elle-même plutôt. Perdre ce qu’il reste de sa fille au lieu d’apporter la honte sur sa famille. La cacher, l’enfouir, au fond de la forêt où personne ne va jamais par crainte d’attirer les mauvais esprits. Le père y a retapé une vieille bâtisse abandonnée pour y abandonner sa fille. Ironique. Tellement plus facile. On aurait qu’à dire qu’on l’avait envoyée au couvent. Ça fait toujours bien d’avoir une fille au couvent. Ça l’arrangeait qu’à moitié cette histoire lui, fallait faire plus de chemin pour aller la fourrer sa gamine. Au risque d’aimanter l’attention des voisins sur le pourquoi du comment il faisait des balades nocturnes dans la forêt hantée.
Quand Lison a accouché toute seule dans sa cabane, ça a bien fait peur à tout le village, vu comme elle a hurlé au diable. Les rumeurs ont eu bon train au début, nourrissant les récits de sorcière et de monstres pendant un sacré moment. Puis le temps a fait son travail et les gens ont oublié, ont rangé les cris mystérieux dans la boîte à vieilles légendes. Et Lison a entamé sa vie de trop jeune mère, tâtonnant avec les directives floues retenus des préceptes de sa propre mère. Ces conseils qu’on donne aux fillettes pour « quand tu seras grande tu comprendras ». Sauf qu’elle n’est toujours pas grande, donc elle ne comprend pas, elle fait c’est tout.
Lison a élevé Anne avec tout l’amour qu’on ne lui a pas donné. Ça veut dire beaucoup. Vraiment beaucoup. Sa fille ne sait pas lire, mais elle sait entretenir un jardin, elle ne sait pas prier, mais elle cuisine à merveille. Si la compagnie d’autres enfants lui est inconnue, celle de sa mère juvénile lui suffit amplement. Lison ne regrette pas sa vie d’avant. Parfois ses anciennes amies lui manquent, mais la simplicité dans laquelle elle vit vaut un million de fois plus que les assauts de celui qui aurait du la protéger des prédateurs plutôt que d’en être un. Une vie parfaite construite sur des fondations pourries.
Alors pourquoi les ruines ont-elles ressurgi ? Pourquoi a-t-il décidé de revenir ? Lui qui s’était lassé des premiers allers-retours dans son antre de solitude. Pourquoi s’est-elle encore laissée faire ? Avoir enfermé Anne dans le coffre à vêtements à chacune des visites du monstre ? Avoir étouffé ses cris pour que les oreilles de la petite n’entendent pas son supplice ? Pourquoi avoir attendu qu’il ouvre le coffre, affamé d’un corps plus tendre, pour faire taire la bête ? Lison a frappé. De toutes ses forces. Écrasé le crâne, le cœur, les os et les entrailles. Calmer les pleurs des deux enfants terrorisées : Anne et Lison. C’est fini. C’est fini mais non ce n’est pas fini. Il faut maintenant enterrer le corps, nettoyer le sang et faire renaître la vie dans les regards perdus.
Pendant que Lison arrache à la brûlure de son âme toutes les mauvaises herbes qui se sont accrochées à sa chaire et à la chaire de sa chaire, le bruit bouillonnant des rumeurs consume le village.
Un homme a disparu. Mais si vous savez, celui qui est toujours gentil avec la petite du boulanger. Celui dont la fille est au couvent ? Voilà ! Quelqu’un l’a vu entrer dans la forêt il y a trois jours, alors qu’il faisait nuit noire. La forêt hantée ? Oui oui, il est introuvable depuis. C’est affreux. Oui c’est affreux, pauvre homme. Tu crois que c’est la sorcière ? Bien sûr que c’est la sorcière.
Tandis que les bouches des femmes conduisent les accusations, les pas des hommes se dirigent au cœur de la forêt, brandissant l’étendard de la justice. Lison les entend mais trop tard, elle a oublié la vie du dehors. Elle dérobe sa fille à la terre, rentre dans la cabane, bloque avec la table et les chaises la porte qui ne se ferme pas à clé. Le regard d’Anne est de nouveau vivant, emporté par les sanglots de la peur. Le monstre est revenu, plus fort, plus grand, plus terrible. Elle n’arrive pas à calmer ses hoquets lorsque sa mère l’enferme dans le coffre en s’excusant, terrifiée elle aussi.
Comme une enfant, Lison se cache sous le lit, ferme les yeux et se bouche les oreilles alors que le monstre aux mille têtes fracasse la porte et les meubles. Si elle ne le voit pas, il ne peut pas la voir non plus n’est-ce pas ? Cette pensée s’efface quand une main l’arrache de son refuge. Sorcière ! Sorcière ! Les coups ponctuent les cris. Les hommes entrent, frappent, hurlent, fouillent, brisent. Le coffre est ouvert. Elle se dérobe à l’étreinte brutale et forcée quand sa fille est tirée par ses cheveux d’ange. Enfant du démon ! Enfant du diable ! Sorcière ! Les coups, les cris, les coups, le rien.
Lison se réveille quand l’eau glacée vient éclater sur son visage tuméfié. L’aurore se dessine sur une journée de torture mêlée de non-questions dont on n’attend pas de réponses. On a retrouvé le corps que tu as offert au diable. Tu as copulé avec le démon. Servante de Satan. Il faut avouer. Il faut avouer où l’enfant de Lucifer sera offert à Dieu pour lever ta malédiction. La sorcière avoue. Ils ont trouvé comment faire avouer la sorcière.
Alors le soleil se couche, honteux d’avoir assisté à cette audience dont le verdict était déjà donné avant d’être prononcé. Lison ne peut pas voir ses rayons s’évanouir dans la cellule sans fenêtre où elle a été jetée. Petit pantin désarticulé au fond de sa boîte de l’horreur.
Le lendemain, il n’y aura pas de clémence, il y aura deux bûchers. Un grand et un petit. On allumera le petit d’abord, pour que la sorcière voit le fruit de son péché se consumer dans l’incendie criminel de la justice. Puis on allumera le grand : qu’elle rejoigne les cendres de sa progéniture aux enfers, sous les applaudissements de la foule satisfaite. Retrouvailles enflammées.
Tied Up, Tadeusz Styka (1940)
·Interlude musicale au Saxophone.
Si la Camarde dérobe les âmes,
Elle ne peut s'en prendre aux souvenirs.
Seul le fleuve Léthé coule dans ses flots
La mémoire de nos survivances.
Nos rêves marécageux de larmes trop abondantes
Fusionnent les vestiges d'une amnésie repoussée.
Et sous nos yeux fatigués, bercés de prières murmurées,
Se matérialisent les silhouettes aux regards plein de nuit.
Mornes mânes calmes poudroyant à la lune,
Faseyant dans la brume.
Les tissus ondulants et les gazes en risures
Rendent immobiles mais apaisent enfin
Les manques d'adieux
Qu'on aurait voulu prononcer plus tôt.
La torpeur peut alors entamer son travail :
Transférer les êtres vers le ciel
Et les changer en constellations.
Castatériser finalement
L'essence de nos consciences
Prêtes à s'oublier.
Esprit, Georges Roux (1885)
Les fillettes ont grandi dans cet appartement, et même si elles n'y sont pas nées, c'est le seul souvenir d'un foyer existant dans leur mémoire. Pourtant, si elles venaient un jour à mettre les pieds dans un champ, elles sauraient qu'elles sont des enfants de la campagne. Elles sauraient que le clocher d'une église sonne différemment selon s'il est au-dessus d'une ville maritime ou au milieu d'une étendue de tournesols. On remplacerait les mouettes par des corbeaux, l'odeur des poissons par celle des poules. Seul le vent resterait le même, artiste peignant des vagues sur son passage, emportant pollen ou sel de mer.
Mais Louise et Émilie ne se souviennent pas. C'est peut-être la raison pour laquelle elles n'arrivent pas à s'ancrer au port de Courseulles-sur-Mer. À six ans, on devrait s'amuser des douceurs de l'enfance, pas se noyer dans la mélancolie. Les voisins du dessous ont remarqué cet air un peu triste aux coins de leurs sourires polis, alors parfois le vieux couple ouvre leur porte en entendant les pas des petites filles dans l'escalier en bois qui grince. Émilie est toujours heureuse dans ces moments-là, elle fait même exprès de marcher plus fort pour être sûre de faire du bruit. Elle sait que si la porte s'ouvre, ils lui offriront des gâteaux, parfois même des petits jouets. Louise en est ravie aussi, mais ce qu'elle préfère, c'est apercevoir l'immense horloge normande derrière eux, si massive, si puissante, gardienne claquante du temps qu'elle voudrait maîtriser. Quand elle sera grande, elle aura la même et elle offrira des pâtes d'amandes à ses deux sœurs, tous les jours ! Louise est très pressée que ça arrive mais Sarah ne comprend pas encore ce que cela implique. Elle est trop petite pour goûter à la pâte d'amandes. Si petite qu'elle marche à peine, tenant debout grâce à la force de ses minuscules mains qui s'agrippent aux jambes, aux meubles, si fort qu'il lui est difficile de desserrer sa poigne. Louise est rassurée que Sarah ait grandi vite. Sur le balcon, sa tête est trop grosse pour se glisser entre les barreaux.
Les jumelles y passaient tout leur temps avant. Elles jouaient, chantaient des chansons, mangeaient la pluie ou le soleil sur cette ouverture au monde extérieur. Jusqu'à ce jour fatidique où le chien fit tomber sa balle. Les adultes ne voulaient pas descendre pour la rapporter. Ils dirent "plus tard, plus tard". Et les "plus tard" devinrent des "jamais" et les jumelles virent le gardien de l'immeuble, avec son balai, pousser la balle sur quelques mètres, jusqu'au canal. La balle fut emportée sur le champs, sans aucune chance d'être récupérée. Ça n'était pas très gentil, mais les adultes dirent "Tant pis, c'est son travail". Puis Émilie fit tomber sa poupée. On aurait dit que le gardien était aux aguets car à la seconde, il apparut et sans pitié, balaya la poupée dans le canal, levant même les yeux vers les jumelles avec un sourire satisfait. Et les adultes dirent "Il fallait faire attention". Alors Louise et Émilie ne remirent plus jamais les pieds sur le balcon.
Et maintenant que Sarah était plus grande, elles pouvaient être sûres que le gardien ne la donnerait pas en offrande à l'océan. Parce que sa tête était trop grosse pour passer entre les barreaux.
Au balcon à Venise, Maurice Denis (1907)
Ma tendre Agathe,
Je repense à cette nuit de songes que nous avons partagée en ce jour dernier. Te voir partir au petit matin, cachée des regards curieux sous ta cape de laine, a ouvert mon cœur en deux. S'y sont infiltrés la tristesse, la brûlure, et déjà le manque de toi. Combien de fois encore devrais-je te laisser quitter mes bras sans avoir la certitude que tu puisses à nouveau t'y glisser ? Cette question que je dépose sans cesse de mes lèvres sur les tiennes et qui charge mes sanglots d'un poids parfois trop lourd à porter. Ce matin plus que d'autres, nos larmes jointes dansaient encore les valses de la veille, déchirante pluie sur le bal de nos entrevues clandestines.
Je donnerais tout ce que je possède pour revivre nos étreintes si parfaitement camouflées par les festivités du Carnaval. N'était-ce pas la meilleure des occasions pour couvrir le son de tes gémissements incontrôlables ? Je me remémore infiniment les mots exquis que tu peinais à prononcer. Je ne pourrais pas attendre un an de plus pour les faire encore parvenir à mes oreilles rougies de désir. Je garde sur ma langue le volcan entre tes cuisses au goût vinaigre rosat, enivrant bonbon acidulé qui ne fondra jamais. Et cette nouvelle robe parfaitement ravissante sur ton corps de frêne sauvage, aux jupons tellement faciles à soulever que cela en frôlait l'indécence. Mais qui suis-je pour en juger le caractère lubrique alors que je fus celle à y glisser mon visage affamé ? Puis, à Carnaval, personne n'est regardant sur les tenues des femmes tant que les masques ne révèlent pas leur stature. Aristocrates et paysannes se découvrent toutes polissonnes lorsqu’il s'agit de se costumer. Pour mon plus grand bonheur, tu es joliment dotée de cette qualité.
Ton manège de sagesse passe peut-être auprès des autres, mais moi je vois toujours tes yeux plein de malice chaque fois qu'ils croisent les miens. En affidé à la vue de tous, c'est miraculeux que notre secret soit sans relâche si bien gardé. N'est-ce pas cruel de m'offrir tes lèvres uniquement quand les dos sont tournés ? Tu sais pourtant que chacun de tes baisers vaut pour chaque battement de mon cœur et que sans eux j'agonise. Tu n'es pas là, il tombe dans mon ventre et c'est tout mon corps qui souffre d'artères tailladées. Les Grecs peuvent détourner leur regard : agapé, pornea, eros et les sept autres manières d'aimer réunies n'ont pas la moindre chance de rivaliser avec celui que l'on se dédie à la dérobée.
Sans ambages de plus, je t'offre ma vie, mon âme, ma piètre existence, mes souffles et mes passions. Je les dépose à tes pieds, offrande à la déesse qui habite mes jours, mes nuits, et que pour rien au monde je ne mettrais à la porte.
Tandis que je m'apprête à mettre un point final à cette lettre, je redoute déjà l'attente de notre prochain rendez-vous, si tu acceptes de nouveau ma peau contre la tienne, et tes doigts emmêlés aux miens.
Je t'embrasse un millier de fois.
À quoi bon signer, car j'ose espérer ne jamais devenir un souvenir.
Consiglio alla Vendetta, Francesco Hayes (1851)
Ce texte n'est pas disponible sur youtube car il est déclamé sur de l'improvisation.
·Interlude musicale au Saxophone.
Le visage que me renvoient les miroirs n'est pas le mien.
Le reflet tire la langue quand je tire la langue, souris quand je souris.
Mais comment savoir s'il cligne des yeux quand je cligne des yeux ?
Le visage que me renvoient les miroirs n'est pas vivant.
Le reflet est lisse, froid, plat.
Mon visage a des creux, des vallées, il est rugueux, il est mou.
Je peux glisser mes doigts sous ma langue et tirer sur mes paupières.
Le visage que me renvoient les miroirs n'est pas le mien.
Il n'est à personne.
Je peux entendre mon visage dans les grottes de la Loue.
Je peux boire mon visage sur les bords du Rhin.
Je peux goûter mon visage dans le Gouffre de l’Œil doux.
Je peux toucher mon visage dans la Brèche du Diable.
Le visage que me renvoient les eaux des lacs et des rivières est vivant.
Calme ou agité.
Glacial ou chaleureux.
Je peux sentir mes larmes et ma sueur du bout des doigts.
Les vagues sont mes colères.
Les cascades mes éclats de rire.
L'écume mon plaisir.
Et les abysses ma tristesse.
Je pourrais me noyer dans mon reflet, je ne sais pas y nager.
Mais je sais danser avec les flots, et chanter avec la pluie.
Si le Soleil m'habille de ses rayons, c'est la Lune qui me les ôte.
Si les Nuages m'enveloppent, ce sont les Étoiles qui me dénudent.
Mon visage a les traits des milliers d'autres visages qui se sont penchés sur les eaux avant moi.
Ici mes rides sont éternellement éphémères.
Mon courant n'a qu'un sens.
Car le temps ne se remonte pas.
Water Dancing, Rob Gonsalves (2012)
·Conclusion musicale au Saxophone.
Merci de nous avoir lus, écoutés, vus ou tout à la fois ! Si vous souhaitez découvrir plus, voici les liens menant à nos autres projets artistiques :
Anaïs Lemoine : https://linktr.ee/anaislemoine
Zarth Arn : https://linktr.ee/ZarthArn
Nos sincères remerciements à Françoise Zielinski sans qui ce spectacle n’aurait jamais vu le jour. Merci également à Françoise Hamon pour le prêt de son tableau, et à Justine Bailleul pour nous avoir permis d’utiliser une de ses compositions au piano.
Une partie des textes a été écrite dans le cadre des ateliers d’écriture “Graines d’artistes” animés par Anaïs à l’EPSM de Caen et basés sur le principe du palimpseste (parchemin dont on a effacé la première écriture pour la remplacer par une autre) et de l’ekphrasis (description d’une œuvre d’art). La plaquette pour organiser ou s'inscrire à un atelier est disponible via le premier lien.
Dès que possible, vous trouverez ci-dessous la rediffusion vidéo du spectacle dans sa totalité.
Pour compléter votre expérience, voici un lexique des mots jugés "difficiles":
Pour "Agonie" :
-Glitch : petit dysfonctionnement d'une machine.
-Polycephale : qui a plusieurs têtes.
-Exsangue : très pâle.
-Acrimonie : mots désagréables et agressifs.
-Irascible : qui se met en colère facilement.
-Trumeau : miroir au au-dessus d'une cheminée.
-Accalmie : calme après la tempête.
-Mansarde : pièce sous un toit.
-Nécropole : immense cimetière.
-Faconde : parler beaucoup jusqu'à être désagréable.
-Capiteux : qui monte à la tête et donne une sensation d'ivresse.
-Apostat : abandon d'une cause ou d'une opinion.
-Salvatrice : qui sauve.
-Sertissage : assemblage en plomb d'un vitrail.
-Abnégation : sacrifice de soi-même.
-Inique : très injuste.
-Lénifiant : qui apaise ou qui rend moins vigilant.
-Suaire : voile qui recouvre le visage des morts.
-Linceul : tissu qui entoure un corps pour l'enterrer.
-Incandescent : extrêmement chaud.
-Scorie : lave refroidie.
-Âpre : dur, rugueux, pénible.
-Enrêner : retenir.
-Insatiable : qui a toujours faim.
-Nimbe : lumière divine autour des visages des anges.
-Convoluté : enroulé.
-Chamarré : avec des ornements aux couleurs éclatantes.
-Abrander : dévaster par le feu.
-Inextinguible : qui est impossible d'éteindre.
-Déshérence : abandonné.
-Ordalique : comportement à risques qui défie la mort.
-Disruptif : perturbateur.
-Falot : insignifiant, terne, sans valeur.
-Chancre : qui ronge, détruit.
-Emphase : ton ou gestes exagérés et déplacés.
-Ergotage : critique sans raison.
-Incoercible : incontrôlable.
-Glisk : braises encore rougeoyantes qui peuvent peut-être reprendre feu (mot écossais).
-Frimas : brouillard de givre.
Pour "Tendre Apparition" :
-Camarde : la Mort.
-Léthée : fleuve dans la mythologie grecque où les morts boivent pour oublier leur passé.
-Morne : triste.
-Mâne : âme des morts vivants dans l'au-delà.
-Poudroyer : poussière qui brille au soleil.
-Faseyer : bouger grâce au vent.
-Gaze : tissu très léger, presque transparent.
-Risure : ondulation.
-Torpeur : engourdissement.
-Castateriser : se transformer en étoile ou constellation.
Pour "Lettre Aimée" :
-Affidé : en secret.
-Ambage : détour.