Cet album est l’alliance des sons de Zarth Arn et des textes d’Anaïs Lemoine. S’il a fallu deux ans pour vous présenter ce travail, il ne leur a fallu que quelques minutes pour comprendre que leurs deux univers pouvaient aussi bien fonctionner ensemble. Vous trouverez dans cet album musical de la poésie, des ambiances pop, et beaucoup d’eux-même. Peut-être un peu de vous aussi, après tout. Lisez et écoutez chacun des morceaux ici :
Table des matières
C'est comme ça qu'elle aurait dû s'appeler, Stella. Fille de la nuit. Fille du jour. De l'entre-deux à vrai dire. C'est quand le soleil n'est pas encore tout à fait couché et qu'on aperçoit la lune et les étoiles que se joue quelque chose dans ses entrailles. Stella le ressent quand elle regarde par la fenêtre et qu'elle écrit des poèmes sur le ciel lourd qui pèse sur ses insomnies. Mais surtout elle le ressent en ce moment-même. Debout sur son vélo, le chemin en ligne droite le long de la berge. Elle revient de la mer où elle a mangé une clémentine trop acide et vu un chien faire pipi. L'air était plus chaud à l'aller alors elle a mit son écharpe, et il y avait plus de monde sur le chemin aussi. Maintenant, elle peut aller plus vite. Jade crie derrière, parce que c'est trop bon d'être là. Stella crie en écho. Parce que c'est trop bon d'être là. Parce que la musique s'accorde parfaitement à la vue. Parce que le ciel a viré aux couleurs pastel. Parce que le canal imite le ciel dans un grand drap de satin sans plis. Lilas. Azurin. Parme. Les arbres sont verts comme quand il neige mais sans la neige. Stella se rassoit sur la selle de son vélo bleu, ralenti la cadence, tout lui fond sur la langue et se répand sous sa peau pour former un grand frisson de vide plein. Alors elle dit à Jade :
« Je voudrais que jamais cet instant ne s'arrête. »
Et pourtant, il faut bien que le soleil se couche.
Manger des pâtes cuites à l'eau froide et une pizza surgelée au micro-ondes. Se laisser maquiller et échanger de vêtements pour faire comme si ça avait du style. L'une qui drague le vigile pendant que l'autre glisse les rouges à lèvres dans sa poche. La première c'est Sarah, la deuxième c'est Stella. Il y a huit ans, Sarah lui faisait découvrir les veines de cette ville sans savoir qu'à elles deux elles en constitueraient les artères du cœur. Ventre chaud aux intestins remuants, deux femmes au milieu et chacune à l'opposé. Sarah elle entre dans les boutiques en chantant et repart, elle parle fort dans les rues, elle est tout le temps perdue mais elle sait toujours où elle doit aller. Et qu'est-ce qu'elle est belle putain. Ivre parmi les SDF. Ivre dehors. Ivre dedans. Ivre sur la piste de danse de la boîte où elle avait pas le droit d'entrer. Danser avec Sarah qui tient à peine debout. Sarah et Stella, seules sur la piste, les autres qui regardent. Mais elle doit partir, le vigile la fout à la porte. Elle ne se débat pas : l'habitude. Stella sait qu'elle la reverra ailleurs, toujours quand elle ne s'y attend pas. Sa voix qui porte parmi la foule, sauf qu'il n'y a pas besoin de crier pour repérer Sarah. On la voit avant de l'entendre, c'est une science exacte. Elle aussi elle voit : derrière son regard éteint il y a son sourire allumé. Stella ne veut pas devenir Sarah, mais elle espère la croiser encore et encore et encore. Preuve que la ville palpite et pulse. Avec ses deux artères. Stella et Sarah. Comme les deux chaussettes dépareillées qu'elle avait oublié il y a huit ans, et qui sont toujours là au fond du placard, jamais abandonnées puisqu'on y pense encore.
Les immenses branches manquent de s'effondrer, emportant, avec elles les flammes déjà prêtes à lécher les arbres alentours pour dévorer la forêt et la grange avec pourquoi pas et le village ensuite. Une faim insatiable. Les braises chauffent les deux visages qui veulent à la fois rester près du foyer ardent, à la fois en créer un nouveau sur la piste de danse aménagée dans les graviers. Les regards ont remplacé le colossal bûcher, infatigable lui aussi. Danser jusqu'à plus soif, jusqu'à ce que les pieds fassent tellement mal que marcher en devient difficile, jusqu'à ce que le soleil se lève sur les corps qui s'enlacent du bout de la peau. La rosée du champ se dépose sur les genoux lorsqu'ils retournent au feu qui se meurt, tandis qu'un autre naît ailleurs. Séparés par les kilomètres et les jours, là où la musique retentit à nouveau et où la pluie remplace la rosée sur les genoux. Se mettre à l'abri est tentant quand l'humidité transperce les tissus et file des frissons. Non ce n'est pas la pluie. Traverser la foule, traverser la limaille des réverbères, traverser les couloirs de la maison abandonnée, traverser les quelques centimètres remplis de silence entre leurs lèvres. Toutes les pièces vides débordent bientôt de l'écho des deux voix sans paroles. Ils ne verront pas le feu s'éteindre. Quelque part il s'allume encore. Mais les brindilles sont trop légères, trop peu nombreuses, ça ne dure pas longtemps. Assez pour que sous le pont résonne le passage du train, les éclats de rire et les pas enflammés qui dansent en attendant le soleil. Lui qui n'arrête jamais de brûler.
Il y a les étoiles au plafond. Ça tourne tout doucement depuis des heures qui paraissent des minutes. Stella, nue sous la couverture, observe l'autre au bord du lit. Il a attrapé sa guitare, entonné des airs inconnus pour déverser sa tendresse du bout de la langue et de ses doigts. J'ai. Sur le bout de la langue. Ton petit cœur qui tangue. Sur le bout de la langue. Ton petit cœur qui tangue. Et les étoiles aussi elles tanguent. Jusqu'à ce qu'il déplace la pince argentée sur le manche de sa guitare. Alors là les étoiles s'arrêtent d'un coup. Stella a une boule dans sa gorge, au creux de son estomac. Elle se rappelle une autre pince, cuivrée, qui serrait une autre guitare serrée par une autre main. Elle suffoque en imaginant son cœur à la place des cordes, serré par la pince. Serré par celui qui n'est plus là. Celui qui a eu mal, qui a eu peur, qui a fait mal, qui a fait peur. En si peu de temps. Semant derrière lui les éclats d'un soleil maintenant éteint. Pourtant quand elle y pense, ce soleil la réchauffe toujours : plaisir coupable. Parce qu'elle se souvient des sourires, des soupirs, des notes graves et de sa main tremblante qui déplace maladroitement le capodastre cuivré. Sometimes, I'm gonna love you like I don't. Ce n'est pas ce qu'il chantait mais c'est tout comme. Stella sent la boule de son estomac fusionner avec celle de sa gorge, remonter contre son palais, se répandre en salive goût torture. L'eau dans sa bouche envahit ses yeux. Et les étoiles se remettent à tourner, s'accordant à la pince argentée qui se déplace encore pour un nouvel air. Silencieusement, Stella pleure pour honorer cet instant de résonance. Les larmes ne descendent pas, pourtant lourdes comme des comètes, elles ne demandent qu'à creuser des sillons pour rejoindre les coins du sourire qui se dessine sur son visage douloureusement apaisé. J'ai. Sur le bout de la langue. Ton petit cœur qui tangue. Sur le bout de la langue. Ton petit cœur qui tangue.
J'ai senti, d'un coup, que ça me serait égal qu'il y ait un monde ou qu'il n'y ait rien nul part. J'ai su la vérité. Les lumières dans les yeux de Stella forment des nébuleuses qui se dessinent aux frottements des phalanges sur les paupières. Sur la banquette arrière, le sommeil essaye de réparer. J'ai su la vérité. La petite sœur pose sa tête sur les genoux, les nébuleuses disparaissent car il faut glisser les doigts dans les cheveux blonds, sororité-tendresse. Dans l'écouteur qui n'est pas cassé, la voix lit Dostoïevski, fait tout remonter. J'ai su la vérité. Dehors, les tours percent le ciel, puis les éoliennes se chargent de mélanger les nuages. Sauf celle qui ne tourne pas, ou qui ne tourne plus peut-être, fatiguée de danser dans le vent pour du vent. Fatiguée. J'ai su la vérité. La petite sœur a dormi. Pour ne pas entendre la madison à la radio, elle partage ses écouteurs neufs avec Stella. There's something inside you. It's hard to explain. They're talking about you, boy. But you're still the same. Elles se laissent bercer. J'ai su la vérité. Le soleil aveugle. Stella préférait la beauté du frimas, qui donne à la campagne immobile une impression de mouvement figé. Tout est vert, mais dans ses yeux les couleurs ont goût de gris. Gris vivant. Gris ravivé. J'ai su la vérité. Elle pense aux pommes en équilibre dans le coffre. Si la voiture s'arrête, si le coffre est ouvert : elles vont tomber. Se rependre sur le sol, rouler sur le goudron, se disperser en constellations chaotiques. Il faudra les prendre en chasse, les remettre dans le sac, sauf celles qui auront fini en compote et qu'on mettra sur le bord de la route pour les animaux. La voiture s'est arrêtée. J'ai su la vérité. La musique a pris fin, les écouteurs au fond des bagages, les jambes s'étirent, le coffre ouvert. Les pommes ne sont pas tombées.
7 heure 34. À peu près. Chaque pas lui transperce les chevilles. Au milieu des rues qui se réveillent, du souvenir insupportable des croissants aux amandes dont les effluves lui parviennent encore aux narines, Stella retire ses chaussures neuves. Sous ses collants qui se déchireront sûrement, le goudron de novembre est gelé. Jusqu'à l'arrêt de bus, il faut éviter. Les cailloux. Les flaques d'eau. Les crachats. Les chewing-gums. Les bouts de verre. C'est comme danser. Mais en sale. C'était quand, la dernière fois ? En revenant de boîte ? De l'université ? Elle faisait tout le temps ça avant. Avant. Elle pense « avant » comme s'il y avait eu l'an zéro. Avant le jour de sa renaissance lente. Avant, quand elle se disait « vis encore, au cas où, pour plus tard, si c'est mieux ». Avant, quand elle prenait le bus 5 après le lycée et qu'elle faisait exprès de louper son arrêt pour aller jusqu'au terminus : elle dépassait les grues jaunes et bleues qui dominaient le canal de leur colossale grandeur. Amour-haine pour ces silhouettes géantes, ne prenant que trop de place dans ses yeux envoûtés. Stella faisait le chemin inverse à pieds, « Sad day », « Suicide social » ou « Alejandro » dans ses oreilles et ses chaussures à la main. Faire durer le plus longtemps possible car quoi qu'il arrive, la tempête était déjà là-bas. Alors il faut jouer avec les chats, regarder les fleurs, les araignées, il faut danser dans les rues désertes. Retarder la saleté. Faire des détours au milieu des pavillons impersonnels, ou sur les sentiers le long des champs, même s'il fait nuit. Grimper sur la butte de terre pour regarder le vent faire onduler les herbes hautes. Longer le périph' et chanter fort quand il n'y a pas de voitures qui passent. Elle aurait eu honte de se faire surprendre par des conducteurs qui ne pouvaient pas l'entendre. Maintenant elle s'en fiche, elle danse aux arrêts de bus, elle danse dans toutes les rues de sa ville. Elle marche que sur les bandes blanches des passages piétons sinon ça porte malheur, et pas sur les lignes des pavés, parce que c'est des crocodiles. 7 heure et quelques. Stella ne sait plus trop, elle s'en fout elle a pas regardé l'heure. Elle est contente car ses collants sont intacts. Elle en revolera quand même des pareils, au cas où, pour plus tard. Si ça déchire.
Soleil levant. Soleil couchant. Nord. Sud. Fermer la boucle, s'y accrocher, avoir le tournis, la boucle se brise. Recommencer. Soleil levant. Soleil couchant. Nord. Sud. Fermer la boucle, s'y accrocher, avoir le tournis, la boucle se brise. Recommencer.
Regarde, le pain est prêt, sors le du four, les jus de fruits, sur les plateaux, le verre à gauche. Non pas à droite, ça change tout. Ça change quoi ? Tout. Là, appuie sur entrée, imprime, dans cet ordre, surtout pas un autre. Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, et cætera. Jamais autrement : sinon drame, sinon l'hôtel s'effondre, la terre avec et ta vie est foutue. Mais le lit est confortable et le lever du soleil est magnifique.
Soleil levant. Soleil couchant. Nord. Sud. Fermer la boucle, s'y accrocher, avoir le tournis, la boucle se brise. Recommencer. Soleil levant. Soleil couchant. Nord. Sud. Fermer la boucle, s'y accrocher, avoir le tournis, la boucle se brise. Recommencer.
Ton nom ? Stella ? Ce matin tu es numéro 19. Numéro 19 assigné à zone 97. Les codes-barres, les tissus synthétiques, les cintres et bip bip bip. L'un après l'autre. Bip. Ne compte pas deux fois un même article. Bip. S'il n'a pas d'étiquette mets le ici. Bip. La zone finie, demande une autre. Bip. Et encore. Bip. Et encore. Bip. Jamais autrement : sinon drame, sinon les vêtements brûlent, le monde avec et ta vie est foutue. Mais tu auras trente euros et tant pis si le soleil est déjà haut.
Soleil levant. Soleil couchant. Nord. Sud. Fermer la boucle, s'y accrocher, avoir le tournis, la boucle se brise. Recommencer. Soleil levant. Soleil couchant. Nord. Sud. Fermer la boucle, s'y accrocher, avoir le tournis, la boucle se brise. Recommencer.
T'as fait combien aujourd'hui ? Oui oui c'est ça bonjour. T'as fait combien aujourd'hui ? C'est pas assez. Regarde les autres. Fais mieux. Fais plus. Tu me rends mon stylo après, il coûte 200 balles. Non tu peux pas avoir des roues qui ne s'enfoncent pas dans le sable, j'ai donné les dernières au fils du gars qui me rapporte beaucoup d'argent. Vends des bières. Cache les bières les flics arrivent. Amuse le client. Chante des chansons. Et ça te fout pas la haine de vendre des beignets aux gros ? Je suis assistante sociale. Tu me donnes ton numéro ? J'ai 59 ans. Tu me donnes ton numéro ? J'ai 17 ans. Tu me donnes ton numéro ? J'ai 34 ans. Tu me donnes ton numéro ? J'ai 46 ans. C'est 3 euros la glace à l'eau. Jamais autrement : sinon drame, sinon les chiffres sont mauvais, sinon les vagues engloutissent ton chariot, la planète avec et ta vie est foutue. Mais il y a Zarth Arn dans l'enceinte et le coucher du soleil est magnifique.
Soleil levant. Soleil couchant. Nord. Sud. Fermer la boucle, s'y accrocher, avoir le tournis, la boucle se brise. Recommencer. Soleil levant. Soleil couchant. Nord. Sud. Fermer la boucle, s'y accrocher, avoir le tournis, la boucle se brise. Recommencer.
À sept dans une voiture qui ne peut en contenir que cinq, Stella se sert sur les genoux de celle qu'elle aime en secret, qu'elle voudrait ne pas aimer et qui ne l'aime pas en retour. Leurs caresses discrètes au milieu des corps tassés seront bientôt les dernières échangées avant de se résoudre tout à fait à laisser la chaleur du cœur s'affadir. Trois heures et trente minutes à tenir comme ça, là où chaque centimètre d'espace est comblé par les êtres, par la musique, par la fumée des cigarettes et par la limaille des lampadaires qui cinglent l'obscurité du dehors. Il faut s'arrêter souvent pour déplier les membres engourdis, soulager les vessies, réarranger le puzzle humain. Ça vaut le coup. Au bout il y a la fête. Les embouteillages commencent vite. La présence de tout ce monde n'effraie pas Stella, désormais au volant, elle est venue pour ça. Elle bloque le passage des flics et s'immisce dans l'énorme parc industriel, abandonné depuis quinze ans : il fallait le réinvestir. Malgré les phares, il fait trop nuit, s'y perdre semble d'une effrayante simplicité. Le groupe se laisse guider par la musique, explore les salles remplies de corps en transe, se mêle à eux. On se perd de vue, on se retrouve, on se tient les mains, on les relâche. Stella met sa tête dans un caisson, mais c'est trop fort, trop douloureux, trop intense. Elle préfère rester au milieu de la foule et ses néons, danser au rythme des vibrations qui la parcourent toute entière. Chaque fois que ses pieds frappent le sol, c'est une vague orgasmique qui l'éclabousse à l'intérieur. Alors toute la nuit, et tout le jour suivant, elle se laisse submerger par l'océan capiteux de la fête. Remettant la fatigue à plus tard, à quand le corps et l'esprit auront fini de se noyer délicieusement dans la liesse. Ivres.
Réveil klaxon. Réveil aboiements. Réveil techno étouffée. Réveil siège de voiture inconfortable. Se reposer un peu pour avoir la force de danser encore. Ne pas louper une miette : le sommeil ici est une perte de temps. Tout peut s'arrêter à tout moment. Les flics peuvent débarquer, confisquer les caissons, écrabouiller les petits pois. Tout son groupe dort. Stella est seule. Il fait jour et le parc n'a plus la même aura. Pourtant c'est le même lieu, la même musique, les mêmes gens. Ceux qui dansent encore sont à demi conscients, ne font plus qu'un avec la poussière. Les ruines plongées dans le noir qui abritaient le bleu des veines éclairées à la torche ne sont plus peuplé que par les canettes éventrées, les traces de pas dans la cendre et les débris de bâtiments. Ça craque sous ses pieds et malgré la musique toujours au même volume, c'est étrangement calme. Stella déambule, passe devant les endormis sous leurs couvertures dorées qui croustillent, se perd volontairement dans le labyrinthe d'entrepôts. Elle passe devant les tentes plantées dans les annexes, devant les chaises rouillées et les casiers retournés, les plafonds effondrés et les fenêtres brisées, les nids qui piaillent et les buissons tout-puissants. Elle croise des yeux perdus, retrouve son chemin. Dehors, le gris des nuages s'accorde avec les murs mais le ciel vibre comme s'il était bleu. L'ondée s'écrase sur son visage offert. Il faut retourner danser, bientôt ce sera fini.
La nuit encore et les petits pois qui s'en vont. Chassés sans préavis, musique coupée. À la sortie, les flics contrôlent les voitures. Tous ses potes sont éclatés. Ça aurait pas dû se terminer si tôt. La lampe dans la gueule, Stella se fait examiner au talent et passe les deux barrages sans fouilles ni tests. Tu m'étonnes avec sa peau blanche et sa gueule de fille sage. Elle récupère les deux derniers plus loin et la voiture déborde à nouveau, prête à dégueuler des corps à moitié morts. Dans l'enceinte, ça imite bancalement les caissons avec regrets. Sur les plateaux, ça trace pour tenir du bout du nez tout ce qu'on ne voulait pas quitter. Mais bientôt le sommeil rattrape et les rires s'estompent. Stella s'arrête pour ne pas fermer les yeux, au risque d'entraîner le convoi dans un arbre. Pas très marrant. Stop dans le même parking où elle faisait ses pauses sur ce trajet interminable d'une époque révolue : la bague à l'annulaire a migré vers le majeur, il n'y a plus de belle-famille à visiter. Elle sort, passe devant l'église contre laquelle un jour elle a fait pipi, elle rit intérieurement, entre dans la boîte à livres géante, attrape un recueil qu'elle connaît bien parce qu'elle avait le même petite, puis rejoint le groupe. La moitié du trajet derrière, ne reste plus que quelques heures, comblées avec le carnet d'articulation récité par la co-pilote, comblées par leur rire à chaque échec. Leurs rires si fatigués.
Éloïse, l'exquise marquise dyslexique, esquisse une valse triste, glisse et brise un vase d'onyx ou d'exaltantes fleurs de Lys agonisent.
La fête est finie.
Les cartes sont tirées. Au milieu des poignards et des pelages blancs, il y a le dragon. Il incarne le guide, la force sage.
C'est quoi les figures masculines qui te guident aujourd'hui ?
Stella ne réfléchit pas bien longtemps.
Il y a Sacha, son meilleur ami. Sa présence est comme une thérapie par la méditation. Si regarder The Office est considéré comme telle. Si manger des patates sautées est considéré comme telle. Si s'appeler trois fois par jour, se donner des surnoms dégoulinants et planifier de se marier à Las Vegas devant un sosie éclaté d'Elvis est considéré comme telle. Son vieux sage dans la montagne, c'est lui.
Et il y a celui qu'elle aime timidement, du bout du cœur, juste ce qu'il faut pour que ça fasse du bien sans jamais faire mal. Celui à qui elle peut tenir la main sans qu'il ne l'attire dans un gouffre car le creux de ses bras est un refuge tapissé de tendresse. Ils s'aiment, ils aiment ailleurs, se partagent sans s'appartenir. Et à la commissure de leurs lèvres se retrouvent les mots amoureux et les baisers enflammés.
Cherche pas plus loin, les voilà tes dragons.
Mais Stella n'est pas d'accord. Les yeux de la bête la transpercent comme si elle regardait son reflet dans un miroir. Le dragon, c'est elle. C'est elle qui a choisi de s'entourer par ces deux forces sages. C'est elle qui se retient sans cesse de cracher le feu enfermé dans son ventre. C'est elle qui contemple le monde qui brûle pendant qu'elle tangue de vertige parmi les nuages. C'est elle qui a pavé de grâce le chemin de son enfer.
Stella prend le dragon, et le mélange avec toutes les autres cartes de son destin.
Dans le trou de sa botte, le sable s'infiltre, témoin croustillant des pas laissés derrière. Stella regarde ses deux amies ramasser des seiches avant la marée montante, celle qui engloutit les traces de leur passage. L'océan : déesse-mer toujours en lutte, remuante. À l'image de toutes ces femmes qui entourent Stella. Leurs vagues, leur écume, leurs courants et leurs tempêtes. Les tourments, les combats et les passions.
Marie dans les rues hurle en silence le cri des soixante-dix milliards d'animaux massacrés chaque année.
Justine, de l'intérieur, scie les barreaux, espérant libérer avec elle les victimes de leur hypocrite prison éthique.
Mélissa bouillonnanx de colère lance des pavés sur les poulets mais prend les pigeons sous son aile, en équilibre au bord de sa ligne.
Émilie sur la sienne accueille le vide sans crainte et écrase les commentaires sur son corps trop lourd pour ceux qui refusent de voir par leurs propres yeux.
Meggy se montre, capture ce regard aveuglé pour mieux peindre les écrans de sa couleur, pour que plus jamais le noir ne soit une absence.
Stéphanie rend visibles toutes celles que l'Histoire a effacées, que les Grands veulent oublier, que les Puissants veulent écraser.
Julie coud son histoire disparue des mémoires mais pas de ses mains qui sculptent, façonnent les liens familiaux palpitants sous ses doigts créateurs.
Laura fait fourmiller sous les siens les cultures qui combleront les trous de la science pour construire les vies de demain.
Océane oublie la vie d'hier pour mieux construire les souvenirs qui ne la forceront pas à falsifier ses sourires, sa dévotion pour ses frères et sœurs plus grande que les horreurs des hommes.
Noëmi dévore le monde, vit la musique, vit les voyages, vit les amis, vit la famille, pas une miette laissée de côté, prend tout et le distribue sur son passage.
Lou casse les codes, balaye les préconçus, détruit les carcans, expose son être affranchi et jamais ne s'oublie, son érotisme et sa sincérité à toute épreuve.
Jade monte sur scène pour atteindre les étoiles, pour rendre hommage à toutes les féminités : celles qui créent et celles qui détruisent, celles qui hurlent, celles qui pleurent, celles qui rient et celles qui se taisent, celles qui aiment et celles qui haïssent.
Stella regarde l'orange abandonnée parmi les algues, la fait rouler du bout de sa botte, la frappe avec l'empeigne, envoyant le fruit se faire emporter par celle qui engloutit tout et qui finira bien par tout recracher un jour. Stella rejoint la digue avant de se faire manger à son tour, là où il y a tagué « Life is better at the beach ». C'est vrai. Surtout entourée de ses précieuses satellites, si inspirantes.
L'univers est un star system. La terre est une poussière d'étoiles. La lune sera mon diadème, pour mes noces trans-sidérales. La voie lactée sera mon voile nuptiale. Ma robe de mariée une aurore boréale. Devant mon miroir, j'ai rêvé d'être une star, j'ai rêvé d'être immortellement belle. Ce soir j'irai voir à travers le miroir. Si la vie éternelle.
Éternelle.
Stella écrit. Elle rendra toutes les femmes-étoiles éternelles.