Ces cinq textes proviennent d'un projet inachevé. Il s'agissait surtout d'exercices d'écriture : pour chaque lettre de l'alphabet, je choisissais un mot parmi une liste proposée par un ami et j'écrivais ce que cela m'inspirait. J'ai ainsi pu m'essayer au conte, au dialogue et au théâtre au lieu d'écouter mes cours de grammaire. Je me laisse la liberté de continuer ma lancée jusqu'au bout de l'alphabet si l'envie me prend à nouveau.
Source inconnue
« Cherche encore, tu vas bien finir par la retrouver bon sang. »
Les mains fouillent la terre. Les ongles sont déjà sales et la peau a bruni. Les perles de sueur recouvrent les précédentes qu'ont imbibé les fronts rouges et luisants. L'effort est vain, ils le savent.
« Il fait trop sombre, on ne la retrouvera jamais. Laisse-tomber, viens on rentre. »
Elle allume une cigarette et va s'adosser à la voiture.
« Je crois qu'il y a une lampe torche dans la boîte à gants, donne-la moi s'il-te-plaît. »
Elle s'engouffre dans l'habitacle, sa jupe ne cache plus rien mais il est trop concentré pour s'inquiéter de ce manque de pudeur.
« Il n'y a rien là-dedans, t'as dû oublier.
-Merde. »
Elle se redresse et s'installe à la place conducteur.
« Allez viens je conduis si tu veux.
-Je peux pas partir sans, attends ! »
Il crie, il se raccroche.
« On reviendra demain si tu veux, on est crevés là !
-Tu t'en fous ou quoi ?!
-Mais non je m'en fous pas tu fais chier ! »
Il se redresse, l'air dur et essuie ses genoux tâchés. Il va s'asseoir au siège passager et claque la portière. Elle allume le moteur.
« Tu la retrouveras plus, c'est fini. Arrête. »
Il frotte la marque blanche autour de son annulaire gauche, là où elle était avant.
« Tu as raison, au moins j'aurais essayé. On aura essayé. Ça fonctionne plus, il faut se rendre à l'évidence. On arrête.
-Je suis désolée. »
Elle retire la sienne et la jette par la fenêtre ouverte. Elle finit sa cigarette et démarre.
La petite fille au ballon, Banksy (2002)
Lola se souvient. C'était pendant les vacances de la Toussaint. Sa grand-mère l'avait amenée au parc pour ses huit ans. Elles s'étaient promenées devant les enclos des chèvres et des poules. Elles avaient mangé une glace : chocolat-vanille pour elle, pistache-fraise pour Mamie ; et étaient restées sur le banc en face des canards pour leur donner du pain sec. Il y en avait même un qui s'était dandiné jusqu'à très près. Mamie l'avait emmenée au carrousel sur le centre de la place et elle avait eu le droit de faire trois tours. La musique tintait joyeusement, les chevaux galopaient de haut en bas, le paysage tournait et Mamie faisait des signes de la main en souriant chaque fois que Lola passait devant elle. À chaque fois que le manège s'arrêtait, elle redescendait sur la terre ferme, pour sentir le retour à la stabilité, et se mettait à rire aux éclats quand elle se rendait compte que sa tête tournait alors que ses pieds étaient fixes. L'après-midi allait se terminer, et pour finir en beauté avant la fête surprise qui l'attendait à la maison, Mamie l'avait emmenée au marchand de ballon. Lola avait choisi le vert en forme d'étoile. Mais il ne parvint jamais dans les mains de la fillette, il s'était envolé et montait haut dans le ciel, jusqu'à devenir un point invisible. Mamie était tombée, les sirènes avaient sonné, Mamie ne s'était pas réveillée.
Lola a trente-et-un ans, elle se souvient. Elle est assise devant la pierre tombale de sa grand-mère, elle essuie la larme qui a réussi à s'échapper, et sourit. Enfin, elle lâche le ballon vert qu'elle tenait pourtant fermement.
The Orchard, Thomas Cooper Gotch (1887)
Il était une fois un village. Ce village avait une particularité que les autres n'avaient pas. En effet, il possédait une petite forêt où se trouvait un chemin. Personne ne savait ce qu'il y avait au-delà de la lisière. Pourtant, tout le monde s'y intéressait. Il existait beaucoup de légendes effrayantes qui tournaient autour de ce lieu et aucun villageois n'osait s'y aventurer. Quiconque avait entrepris cette folie n'en était jamais revenu. Mais à l'orée de cette forêt habitait une petite fille très courageuse nommée Gwendoline et elle n'avait jamais rien vu d'inquiétant caché dans les buissons.
Un jour, elle prit la décision de suivre le chemin. Son baluchon à l'épaule, elle claqua la porte de sa maison et partit. Les villageois avaient bien essayé de l'en empêcher mais rien n'aurait pu l'arrêter. Le chemin se présentait devant elle, accueillant, bucolique. Au bout d'un moment, elle trouva le temps long et rien ne se passait. Gwendoline s'ennuyait. Elle avait chanté toutes les chansons qu'elle connaissait, mangé tout son pain et son fromage, et cueillit déjà trop de jolies fleurs pour ses bras. Aucun loup n'avait croisé sa route et les sorcières ne pointaient pas le bout de leur nez crochu. Où étaient les lutins diaboliques des légendes ? Foutaises !
La nuit était tombée et Gwendoline n'avait toujours pas peur. Elle en avait marre. Elle s'empara d'un gros bâton et se mit en garde « Allez venez vous battre bande de mauviettes ! » criait-elle à qui voulait l'entendre. Mais rien n'apparaissait. De rage, elle jeta la branche devant elle et continua de suivre le chemin, cette fois en trottinant. Non, non, non ! Elle ne ferait pas demi-tour. Hors de question ! Elle s'enfonça encore et encore et encore, et au bout d'un long moment, le chemin s'arrêta net. Devant elle s'étendait une clairière sombre, uniquement éclairée en son centre.
Un miroir trônait sous la lumière lunaire. Quelques lucioles tournaient autour, comme pour montrer à quel point la scène était majestueusement invraisemblable. Gwendoline, plus curieuse que jamais, s'avança à grands pas vers le superbe objet : son cadre orné de minutieuses sculptures éclatait de beauté. La petite fille se regarda intensément dans le miroir : elle était belle, plus belle qu'à l'ordinaire, beaucoup trop belle. C'était louche. Puis, peu à peu, les traits de sa réflexion se transformèrent, ils devinrent plus tombants, son nez s'élargit et vint s'écraser sur ses lèvres asséchées qui renfermaient désormais une dentition noire et incomplète. Elle devint squelettique, ses sourcils s'ébouriffèrent et ses cheveux se détachèrent de son crâne en grosses touffes. Sa peau calleuse se parsema d'énormes croûtes et boutons purulents. Son reflet était devenu laid, affreux, monstrueux. Gwendoline prit peur, tâtonnant son corps pour savoir si elle avait réellement cette apparence. C'était le cas. Elle poussa un hurlement tel que tous les oiseaux de l'immense forêt s'envolèrent en même temps.
Tout son courage avait disparu avec sa beauté. La petite fille, qui n'en était plus vraiment une, s'enfuit au hasard entre les arbres en poussant des cris terrifiés et on n'entendit plus jamais parler d'elle. D'ailleurs, personne ne partit à sa recherche.
Superstition, Tina Rokhforouz (2020)
Dans le pays de Fablobie, tout le monde est très superstitieux. Les rituels et les dictons ont une importance fondamentale : personne ne possède de chat noir ou ne passe sous des échelles. Les rêves sont porteurs de symboles et la parole des ancêtres est vraiment prise au sérieux. Il est donc tout naturel de se soigner à coups d'incantations ou de jeter des malédictions à son voisin désagréable. Mais ce qui fait la réputation de Fablobie, ce sont les potions magiques que concoctent les grands-mères dans leurs cuisines remplies d'épices en tout genre. On y trouve de tout : des ailes de colibri, des vers à soie, du pain rassis en forme de crucifix (pour porter chance quand on le coud sur le revers d'un vêtement, évidemment), des rognures d'ongles, et beaucoup d'autres choses farfelues. Il existe un philtre pour résoudre chaque problème. C'est un pays formidable, vous allez me dire ? Et bien pas pour moi ! Quand on est une poule, c'est l'enfer ! Oui, oui, je suis une poule. Enchantée. Maintenant que les présentations sont faites, entrons dans le vif du sujet.
Ici, les yeux des poules sont très prisés : on s'en sert pour annuler les promesses qu'on ne veut plus tenir. Il suffit d'en gober deux tout rond, et bonjour la liberté ! Heureusement pour nous, les promesses ne sont pas souvent brisées, sinon le malheur s’abat vite sur la personne peu scrupuleuse de ne pas tenir sa parole. Mais voilà, moi, j'ai une malformation de naissance, et mon propriétaire n'a pas été très content de s'en rendre compte en me voyant grandir. Je vois que vous vous posez beaucoup de questions, laissez-moi vous éclairer.
Avant que mon œuf n'éclose, mon très cher maître a cru drôle de se moquer de son fils en lui faisant une promesse crapuleuse : « Mais oui bien sûr, je te léguerai toute ma fortune... quand les poules auront des dents ! ». Et devinez quoi ? Je suis née avec des dents. Hilarant n'est-ce pas ? C'est vrai, mais pas pour la suite de mon histoire. En effet, pour me faire payer cet affront, mon cruel propriétaire m'a délogé les globes oculaires des orbites avec une petite cuillère, et les a gobés tout rond. Hop ! Comme ça ! Non sans une grimace de dégoût. Mais au moins, il a pu garder sa grande maison et ses terres.
J'ai mis du temps à m'en remettre mais j'ai bien élaboré ma vengeance, ne vous en faites pas cher lecteur. Cette nuit, je me glisserai dans son lit et pendant qu'il sera plongé dans un profond sommeil, je lui picorerai les yeux jusqu'à la mort. Comme on dit ici : « Œil pour œil, dent pour dent », non ?
Brise-lames au poteau, Léon Spilliaert (1909)
Un panier de basket. Sébastien, dos aux spectateurs, dribble avec un ballon et essaie de marquer. Lisa entre. Il continue sans la regarder.
Sébastien : Ça faisait longtemps.
Lisa : Ouais.
S : Je vais avoir des explications ?
L : Ça t'intéresse vraiment ?
S : Tu pars un an sans prévenir, aucune nouvelle. Tu pensais pouvoir revenir sans un mot ?
L : Oui.
S : Ça marche pas comme ça.
L : Tu veux que je te dise quoi ?
S, en lui passant le ballon : Pourquoi ?
L : Je pouvais plus rester après tout.
Elle marque un panier et laisse le ballon rebondir.
S : T'aurais pu essayer.
Il va chercher le ballon et tente encore de marquer, en vain.
L : C'était trop difficile.
S : Arrête de te trouver des excuses.
L : Je pensais me faire pardonner.
Elle fait un pas vers lui, il recule. Elle s'arrête.
S : Ça sert à rien, il fallait y penser avant.
L : Tu sais que je n'ai jamais voulu ça.
S : Mais tu l'as fait.
L : Si je pouvais, je recommencerais tout.
S : Mais tu ne peux pas.
L : Laisse-moi t'aider.
S : Ça fait un an que je me démerde. En hurlant : T'étais où toi ?
Elle pleurniche et s'en va.
S, seul sur scène : C'est ça, fuis encore espèce de lâche.
Il tire, rate encore un panier, se tourne vers le public. Des pansements épais sur chaque œil.