Écrit en 2016 dans le cadre de l'Atelier d'Écriture de l'Université de Caen animé par Belinda Cannone, ce court texte reprend le thème des îles créoles choisi par le « Salon du livre et de la musique de Deauville » de 2017 et fut publié dans sa gazette annuelle.
Vue sur Haïti, Damon Winter (2014)
Davidson redoublait d'efforts. Les décombres formaient une colline de presque quatre mètres de haut : les chances de survie étaient infimes et pourtant, il entendait toujours cette petite voix angélique qui sortait des tréfonds de la terre. Certes, elle était faible, se perdant dans le vacarme ambiant, cependant, elle était toujours là, comme un lointain écho, un chuchotement dans une cour de récréation. Il distinguait le rythme, la mélodie, tandis qu'il s'efforçait de libérer la cantatrice, mais il n'arrivait pas à mettre de titre sur la chanson qu'elle interprétait. C'était un chant empli à la fois d'une immense tristesse et d'un entrain indescriptible.
Sous les débris de l'Hôtel Montana, Désirée répétait en boucle les paroles que sa mère lui chantait souvent petite : "Jusqu' z'oéseaux lan bois té paraîtr' contents ! Pitôt blié ça, cé trop grand la peine, car dimpi jou-là, dé pieds moin lan chaîne !" *¹. Elle n'avait pas compris pourquoi, en ce jour de janvier 2010, la nature avait décidé de se déchaîner sur sa terre natale. Elle avait senti les vibrations dans tout son corps, vu le sol se fissurer brutalement à plusieurs endroits mais surtout, elle s'était retrouvée piégée lorsque l'Hôtel s'était effondré. Par quel enchantement le sort l'avait-il épargnée ? Elle aurait dû mourir sur le coup et pourtant, elle s'était juste évanouie durant deux jours. Seulement, ça, elle ne le savait pas car elle n'avait aucun moyen de communication avec l'extérieur. La faim lui tiraillait le ventre et sa gorge asséchée par la poussière réclamait de l'eau. La volonté de vivre la poussait à espérer encore, à ne pas renoncer. Pour l'instant, sa prison de ciment ne bougeait pas d'un millimètre et ne laissait pas deviner le bruit des gens qui couraient dans tous les sens, hurlant de désespoir ou de douleur, ni celui des machines des secouristes bénévoles. De ce fait, elle ignorait tout de l'affairement qui se produisait à la surface. Seul le son de sa propre voix atteignait ses oreilles.
Au-dessus d'elle, Davidson continuait son combat acharné contre les morceaux de l'édifice démembré, soulevant à main nue les fragments de béton en hurlant des encouragements, dans l'espoir que la chanteuse comprenne qu'il venait la libérer : "Mwen vini !", "Pa pèdi espwa !", "Mwen se la !". C'était un miracle qu'une personne vive encore deux jours après un séisme de magnitude 7 comme le criaient les radios des sauveteurs autour de lui. Ils estimaient, pour l'instant, qu'il y avait 300 000 morts et autant de blessés. La terre continuait encore de trembler quelquefois et personne ne savait quand cela s'arrêterait. Ce qui était par-dessus tout insoutenable, c'était la chaleur : car en plus de faire faiblir les corps et d'assoiffer les travailleurs, elle faisait ressortir l'odeur des cadavres étendus sur le sol en attendant d'être enterrés. Il essayait de ne pas y faire attention, encouragé par le chant souterrain de la prisonnière. Soudain, en soulevant un débris, il perçut un bout de parole : "P'tits z'oéseaux, gadé ! P'tit ventr'-li bien rond !" *² et reconnut immédiatement le poème haïtien "Choucoune" d'Oswald Durand. Dans l'enthousiasme, il redoubla d'efforts. Mais sa joie l'incita à retirer les gravats trop rapidement, créant malgré lui un éboulement brutal. Les ruines recouvrirent le fruit de son travail titanesque. Et on n'entendit plus jamais la voix angélique de Désirée.
*¹ : "Jusque dans les bois les oiseaux paraissent contents ! Plutôt oublier ça, la peine est trop grande, car depuis ce jour-là, j'ai les pieds enchaînés !"
*² : "Petits oiseaux, regardez ! Mon petit ventre est bien rond"