Cette nouvelle, c'est un défi qu'un ami m'avait lancé. J'avais quatre contraintes : ménage, ivrognerie, orgueil, littérature érotique. Autant dire que j'étais un peu foutue d'avance. Mais bon, je crois que je m'en suis pas trop mal sortie, non ?
Dirty white trash (with gulls), Sue Webster & Tim Noble (1998)
Les instructions de Fabien étaient claires : « Fais le ménage, ignore-le ». Willelmina était la troisième employée du semestre à être « gratifiée » de cette mission. Les deux autres avaient abandonné au bout d'à peine une semaine : le fils du patron et sa sale réputation de porc sans manières en étaient la cause. Elle avait accepté cette affaire comme un défi, peut-être pour bouleverser un peu son quotidien, faire autre chose que balayer les couloirs de l'école primaire du coin, même si Fabien ne lui en avait pas vraiment laissé le choix. Si elle savait y faire avec les enfants, alors elle pouvait très bien se débrouiller avec celui-ci, qui avait trente ans, mais qui se comportait comme s'il en avait cinq. Avec tous ses ustensiles, elle s'était rendue au dernier étage du dernier immeuble de la rue des poissonniers. Plutôt ironique si on prenait en compte l'odeur putride qui régnait dans le couloir menant à l'appartement 607. Will remonta ses manches et appuya sur la sonnette. Les murs de l'immeuble, certainement en carton, lui permettaient de percevoir clairement le mouvement à l’intérieur de l'appartement et les grognements mécontents de celui qui l'occupait. Will sonna plusieurs fois sans obtenir de réponse.
« Bonjour, je suis Willelmina, votre nouvelle femme de ménage, articula-t-elle, bien résolue à faire son travail, mais personne ne vint lui ouvrir. Je sais que vous êtes là Thomas, je vous entends. Laissez-moi entrer je n'en ai pas pour longtemps, ensuite je vous laisserai tranquille.
-Foutez le camp ! grogna la bête sauvage.
-Ne faîtes pas l'enfant, ou je m'y mets aussi. Si vous ne m'ouvrez pas tout de suite, j'appuie sur la sonnette sans interruption, et j'ai toute l'après-midi ! »
Sans réaction de la part de Thomas, elle mit ses menaces à exécution.
« Ça va, ça va, j'arrive. »
La porte s'ouvrit sur un homme mal rasé et aux yeux rougis par le manque de luminosité qui se devinait derrière lui. La rafale de puanteur qu'avait provoqué l'ouverture de la porte obligea Will à se couvrir le nez et la bouche : l'appartement y était certainement pour quelque chose, mais l'hygiène de Thomas n'était sûrement pas innocente pour autant.
« On va rester plantés là en se regardant dans le blanc des yeux ? »
Will ne se sentit pas agressée, elle s'était préparée à affronter la bête sauvage, selon les dires de ses collègues. Elle pénétra dans la cage du fauve avec son matériel et se dirigea directement vers les fenêtres pour aérer et ouvrir les volets.
« Qu'est-ce que vous faites ? Je ne vous permets pas !
-Écoutez, répondit Will d'une voix ferme, votre père m'a chargée de remettre les choses en ordre ici parce que, visiblement, vous n'êtes pas capable de le faire vous-même. Alors allez prendre une douche ou sortez faire un tour, ça m'évitera de vous avoir dans les pattes. »
Thomas grogna (décidément, il ne s’exprimait que de cette manière), prit ses clefs et franchit le seuil.
« De toute façon, je devais aller chercher des clopes. Je vous préviens ça ne va pas se passer comme ça ! »
Puis il claqua la porte derrière lui. Ça avait été beaucoup plus simple que prévu. Will ne tarda pas une seconde : elle lava la vaisselle qui moisissait depuis des mois au vu de l’écosystème qui s'y était développé, ramassa le linge sale et fit tourner une machine (au moins six autres allaient suivre), remplit la moitié des sacs-poubelles qu'elle avait apportés, pour l'instant, et failli rendre l'âme un bon nombre de fois en découvrant qu'une corvée en cachait dix autres. L'animal lui réservait bien des surprises... D'après le bazar qui se trouvait chez celui-ci, Will déduit qu'il ne travaillait plus depuis six mois, ne payait pas son loyer, se nourrissait de plats préparés et de bière et qu'il avait un chat. Comme en témoignaient les gamelles et la litière (seules choses étonnamment entretenues dans tout ce champ de bataille) : impossible pourtant de mettre la main sur la bestiole, encore aucune moustache à l'horizon.
Il était à peine 16H (elle était là depuis 13H), Thomas n'était toujours pas rentré et il lui restait beaucoup de tâches à effectuer. Will entreprit alors de passer le coup de balai du siècle, histoire d'y voir plus clairement. Dans la salle de bain, ses mouvements vigoureux la firent donner un choc un peu trop fort dans la plaque qui camouflait le bas de la baignoire. Celle-ci se renversa en un grand fracas et le chat qui se cachait derrière s'échappa en miaulant, mécontent d'avoir été réveillé. Will se remit de sa frayeur et voulu raccrocher la planche, mais un détail attira son regard : parmi les cadavres de bouteilles se trouvait une boîte à chaussures. Drôle d'endroit pour ranger ses baskets. Elle ramassa la boîte mais regretta aussitôt son geste : et si à l'intérieur se trouvait des objets compromettants ? De la drogue, une arme, ou des photos d'enf... elle n'osait imaginer. Et sa série policière du samedi soir ne faisait qu'animer son imagination, celle-ci lui avait pourtant bien appris à ne pas déposer ses empreintes partout (son métier ne lui laissait pas vraiment le choix finalement). Will n'était pas de nature très curieuse, elle faisait son travail et c'était tout, mais cette fois-ci, l'envie de jeter un simple coup d’œil était irrépressible. Après tout, il y avait plus de chance qu'il s'y trouve une paire de vieilles baskets qu'un neuf millimètres. Elle souleva doucement le couvercle et tomba des nues en découvrant le contenu de la boîte.
Des livres, elle s'était fait tout un tas de films pour de simples livres. Mais les couvertures de ceux-ci avaient quelque chose qui les différenciait d'un Nothomb ou d'un Maupassant : elles mettaient toutes en scène des personnages sans visage aux torses dénudés ou à la poitrine proéminente. Willelmina s'assit en tailleur pour mieux feuilleter les étranges spécimens. Une des quatrièmes de couverture disait : « Quand Tiana emménagea dans son nouvel appartement, elle ne se doutait pas que son nouveau voisin pût renfermer de mystérieux secrets. C'est au péril de son cœur qu'elle allait les découvrir ! ». Un autre encore : « Benoît part en vacances dans un ranch au Texas et fait la rencontre de Jessica, la belle monteuse de chevaux. Une nouvelle mission l'appelle alors : s'initier au rodéo de l'amour et peut-être faire tomber les défenses de sa dulcinée à grands renforts de chevauchées ». Will, attendrie par ces belles histoires d'amour, découvrit un nouvel aspect de Thomas, qui n'était probablement pas la bête arrogante qu'il donnait à voir. Un autre indice confirma cette pensée quand le chat vint se poser sur ses jambes en ronronnant : celui qui prenait soin de son chat et détenait en secret des histoires d'amour un peu niaises ne pouvait être bien méchant. Mais Will avait beau avoir fort caractère, elle était tout de même un peu naïve. Elle ouvrit le roman qui s'appelait « Prends-moi le... cœur ! » : des post-it marquaient quelques passages, sûrement importants. Elle en lut un au hasard :
« Ses baisers couvraient ma peau et sa langue venait de temps à autre rafraîchir celle-ci. Son visage vint alors se perdre entre mes cuisses et je sentis l'extase monter en moi alors que ses mains agrippaient mes hanches et que sa bouche se déposait sur mon sexe ruisselant ».
Will ferma le livre d'un coup et le chat leva une oreille d'entre ses cuisses. Rouge de gêne, elle prit un autre roman : ce ne pouvait être qu'un malentendu ! Elle lut à nouveau où se trouvait un autre post-it :
« Jules était si dur qu'il se demanda s'il arriverait à tenir toute la soirée à côté de Fanny sans aller faire un tour dans la salle de bain. Mais celle-ci avait perçu son désir et avait posé sa main sur son jean, là où la bosse tendait le tissu. Il la laissa descendre sa braguette et saisir son membre fermement. Elle s'accroupit devant lui après lui avoir adressé un regard malicieux et approcha le gland de sa bouche ».
Will referma à nouveau le livre dans un claquement ferme. Elle suait abondamment, ses joues étaient en feu et ses mains moites. Jamais elle n'avait lu pareille cochonnerie ! Bien que ses pensées lui suggéraient le contraire, elle continua à lire les passages marqués sans pouvoir s'arrêter ni voir l'heure passer. Il devait être plus de 18H quand la porte s'ouvrit : elle se releva si brusquement que le chat, qui s'était endormi sur ses genoux, se sauva en miaulant de mécontentement. Après avoir caché l'objet de son crime à l'endroit où elle l'avait trouvé, Will retourna à son balai, comme s'il ne s'était rien passé, les joues brûlantes.
« Vous êtes encore là vous ? »
Thomas empestait l'alcool et ne marchait pas très bien. Il s'avachit sur le canapé et sortit une canette de bière qu'il venait de dénicher derrière un coussin. Will se tut, elle n'arrivait plus à le le prendre au sérieux après ce qu'elle venait de découvrir.
« J'ai pas besoin d'une bonniche, je peux très bien me débrouiller tout seul ! »
Elle lui tendit le balai :
« Et bien allez-y, faites-le. »
Il évita son regard et bu une autre gorgée de bière tiède en grimaçant.
« Arrêtez un peu de faire le fier, vous êtes incapable de prendre soin de vous-même, sinon vous ne seriez pas dans cet état !
-Mais j'ai rien demandé à personne moi, si ça vous plaît pas cassez-vous !
-Je ne m'en irai pas, il va encore falloir me supporter une heure, et en plus je ne suis pas prête d'avoir fini de nettoyer ici : Fabien a bien fait de m'envoyer.
-Ne me parlez pas de mon père, qu'il s'occupe de son cul ! Il veut juste faire sa BA.
-Vous dîtes des bêtises, votre père tient à vous, sinon il aurait abandonné dès que vous avez traumatisé mon collègue.
-Ce salaud fouillait dans ma vie privée, j'allais pas le laisser faire.
-Il faisait simplement le ménage, soyez pas parano. On s'en fout de votre petite vie minable. »
Will s'était laissée emporter : elle s'excusa mais c'était trop tard. Thomas, la tête dans les mains, sanglotait en buvant. Elle s'approcha et lui retira la canette des mains.
« Vous allez en mettre partout, plaisanta-t-elle en essayant de réparer son emportement.
-C'est déjà le bordel, y'a plus rien à faire pour moi c'est foutu...
-Encore des bêtises, je suis sûre que vous pouvez vous en remettre.
-Comment vous pouvez être si sûre de ça ? cracha-t-il.
-Cette bestiole a l'air très heureuse et en bonne santé, répondit-elle en désignant le matou qui se frottait à son maître en ronronnant. Et puis vous aimez lire aussi, ajouta-t-elle en regrettant aussitôt cette nouvelle bourde.
-Vous avez fouillé dans mes affaires ?!
-C'était un accident, rasseyez vous, vous tenez à peine debout et arrêtez de crier, vous allez vous faire mal à la tête tout seul. »
Il obéit en pestant. Le tigre semblait être aussi un simple gros matou pas content.
« Ce chat et ces livres, c'est tout ce qui me reste d'elle, j'ai pas réussi à m'en séparer quand elle est... »
Will, honteuse, comprenait maintenant pourquoi cet homme était dans ce pauvre état.
« Ça fait bientôt un an, le chat est le seul être vivant à me supporter et c'est réciproque. Les livres... ils me rappellent les moments avec Louise... »
Will ne voulait vraiment pas entendre ce genre de détails, mais la tristesse de Thomas l'avait émue et les romans cochons ne lui semblaient plus si cochons que ça à présent, ils étaient même empreints de tendresse, tout compte fait. Dehors, les cloches de l'église sonnaient 19H, et la fin de sa journée.
«Je vais devoir partir Thomas, je reviendrai demain pour continuer à ranger ici.
-J'ai pas besoin, je suis très bien tout seul.
-Apparemment pas, commencez déjà par prendre une douche et on reparlera de ça ensuite. »
Il baissa la tête en rechignant, résigné.
« À demain Thomas.
-À demain. »
Will quitta l'appartement 607, le sourire aux lèvres et l'envie irrépressible d'acheter un livre…