Le premier texte fut rédigé lors d'un exercice d'écriture avec l'Atelier de Belinda Cannone. Il s'agissait de décrire un personnage connu sous un angle (fictif ou pas) inconnu du public. J'ai toujours été fascinée par l'art de Gustave Courbet tout en éprouvant pour sa personne un certain dégoût inexpliqué. Le second texte me fut inspiré par un appel à textes d'une revue d'art qui recherchait des récits sur la féminité dans l'art pictural.
La source de la Loue, Gustave Courbet (1864)
Il entra dans le salon avec toute la prestance qu'il voulait mettre dans sa stature, dans son pas. Il avait calculé quelle expression son visage devait prendre, à quel moment son pied droit dépasserait le pied gauche et au bout de combien de temps il clignerait des yeux. Gustave Courbet était là pour présenter ses "Œuvres" comme il aimait le clamer, avec cette amère fierté : "Œuvre" avec un grand "O" majuscule, manière de montrer que sa vie en était une et que tout le monde devait être tenu au courant. Il aimait scander la manière dont il avait majestueusement étalé les couches de peintures sur les toiles blanches pour créer ses merveilles. C'était un artiste. Un vrai. Et il avait raison. J'étais moi-même fascinée par ses représentations de la Loue : il avait réussi à reconstituer cette rivière dans une centaine de toiles sans lui retirer sa beauté naturelle, sans en abîmer l'éclat. Les mélanges de blanc, de bleu, de vert, de brun, formaient un chef-d'œuvre dans chacune d'elles. Lorsque j'avais vu un de ses tableaux pour la première fois, j'étais tombée amoureuse du personnage : il s'agissait de celui intitulé « Le Désespéré » et représentait un homme vêtu d'une chemise blanche, qui se tenait la tête en jetant un regard ahuri au spectateur. C'était bien sûr un auto-portait. Ses « Œuvres » étaient souvent des autoportraits. Je m'étais dit que seul un être d'une pureté infinie avait pu peindre un tel bijou de perfection, mais surtout, je voulais rencontrer cet homme céleste. Il m'avait charmée. J'avais donc suivi son parcours sans fautes avec admiration, trouvant la beauté dans chacune de ses œuvres, et arriva le jour où je pus enfin le voir réellement. J'ai malheureusement vite déchanté : il se tenait là, au milieu de l'entrée, attendant les acclamations de son public avec un air hautain et quand il fut assiégé de questions et de compliments par les journalistes et autres gens présents, il ne cessa pas de les regarder de haut. Lorsque le photographe vint se placer devant lui avec son appareil, il passa presque une demi-heure à prendre la pose en levant le menton, cherchant son meilleur profil, conseilla le bonhomme derrière son objectif à coups de lumières, de clair-obscur et autres mots de vocabulaire artistique. Sa seule vue m'exaspérait. Le dégoût m'avait imprégnée : je n'allais pas le trouver pour le couvrir de louanges comme je l'avais prévu. À la place, je restais assise dans un coin du boudoir, mon verre à la main, et me consola en repensant à l'homme dénué de défauts qu'était « Le Désespéré » que j'avais contemplé pendant une longue partie de mon existence. Mais Gustave Courbet avait entaché à tout jamais son propre chef-d'œuvre en montrant sa figure égocentrique au monde réel.
Panneau-masque de l’Origine du monde, André Masson (1943)
J'étais allongée sur le lit, nue, les draps blancs éparpillés autour de moi. Mon amant, à mes côtés, me regardait avec les yeux emplis de la satisfaction reposante qui suit l'union de deux corps. Sa main, encore tremblante, caressait ma cuisse comme si elle essayait d'en capter le moindre grain de peau, et soudain, elle s'arrêta. Gustave se redressa sur ses coudes, une idée lumineuse brillait à travers son regard. Il s'exclama :
"Reste dans cette position, tu es parfaite !"
Il sortit précipitamment du lit et courut dans la pièce voisine. Lorsqu'il revint, il portait à bout de bras son chevalet, ses pinceaux, chiffons, palettes, tubes de peinture à l'huile et une toile blanche.
"Je vais te peindre." dit-il d'une voix à la fois ferme et enjouée.
Le rouge me monta aux joues : j'étais flattée et timide. Je ne m'attendais pas à cela car il ne parlait jamais de son travail avec moi : j'étais une simple connaissance avec qui il couchait de temps à autre et je n'avais jamais eu la prétention de penser que j'aurais pu être une de ses modèles. Peut-être avait-il décidé de prendre notre relation plus au sérieux ? Au fond de moi, j'espérais que ce fut le cas. Gustave se tenait en face du lit, toujours nu, mais les plis d'excitation de son visage avaient laissé place à ceux, plus sévères, de la concentration. Je m'efforçais de ne pas bouger afin de ne pas lui compliquer la tâche, et au bout de quelques heures qui me parurent interminables, il posa son pinceau et se releva.
"Tu as fini ?
-Non, les nuances de ton corps ont disparu…"
Je le regardais d'un air hébété, ne voyant pas où il voulait en venir.
"Je ne te plais plus ?
-Ne dis pas de bêtises voyons...Tu comprendras quand j'aurai fini.
-Je peux déjà voir ce que tu as fait ?
-Pas tant que je n'aurais pas terminé."
Il me prit par les épaules et embrassa mon front.
"Je continuerai demain. Si tu veux bien revenir ?"
J'acceptais, me rhabillais et partis, telle une ombre silencieuse, comme à chaque fois que nous couchions ensemble. Le lendemain, je me présentais à la même heure que la veille et nous assouvîmes notre désir mutuel presque immédiatement. Après l'acte, il replaça sa toile sur le chevalet et continua son ouvrage alors que je m'étais remise dans la même position : nue, les jambes lascivement écartées, un bras derrière la nuque, l'autre caché sous le drap qui recouvrait une partie de ma poitrine. Il y passa deux heures encore avant de s'arrêter. Ce manège dura plusieurs jours : nous faisions l'amour, il me peignait puis je m'en allais. Mes sentiments pour lui grandissaient en même temps que son intérêt pour moi et plus il se rapprochait de la fin, plus il était heureux de me voir, et malheureux que je parte. Le dernier soir, il m'annonça que sa peinture était enfin achevée. L'idée de voir mon image dessinée par sa main, de distinguer les multiples coups de pinceau et couches de couleurs représentant les traits de mes courbes, la pigmentation de ma peau, les ombres de mon visage, la lumière dans mes cheveux… me rendait extrêmement enthousiaste. Il tourna son chevalet dans ma direction et quand je vis la peinture, mon visage blêmit d'un coup. Gustave n'avait pas vu ma réaction, il semblait beaucoup trop fier de son œuvre.
"Tu vois, c'est pour ça que nous devions faire l’amour avant de continuer à peindre, pour mieux voir à quel endroit tes cuisses étaient rouges, comment la pointe de tes tétons durcissait…"
Je ne l'écoutais plus, voyant surtout qu'il avait cadré mon corps des cuisses aux seins, rien de plus. Je voyais aussi ma peau teintée par ses coups de reins, mes poils pubiens vilainement désordonnés, mes lèvres et mon clitoris gonflés après l'acte. C'était tellement réaliste que c'en devenait vulgaire. Il vit mon regard ahuri et s'empressa de m'expliquer son travail :
"Tu ne comprends pas. Je voulais montrer à quel point cette partie de ton corps est importante, c'est elle qui est à l'origine du monde tu vois ? Sans la femme, pas d'enfants. Vous êtes celles qui permettent à l'Homme de perdurer. Regarde ! On dirait un gouffre près à vous engloutir, il y a tellement de sensualité dans un endroit si animal… C'est comme si ce n'était pas mon œuvre, mais la tienne, celle de toutes les femmes ! C'est ça la réalité ! Et pas les nus lisses soit disant parfaits de l'Académie…"
Son discours ne m'atteignait pas. Il s'était servi de moi alors que je pensais enfin compter à ses yeux. Il n'avait même pas pris la peine de peindre mon visage. Je n'étais qu'une femme de plus dans son lit, un pubis sans identité, un trou à remplir. Voilà tout. Je me détournais du tableau et ramassais mes affaires pour partir.
"Qu'est-ce que tu fais ? Qu'est-ce qui t'arrive ? Tu n'aimes pas ? J'y ai pourtant mis tout mon cœur…
-Mais bien sûr ! La seule chose qui t'intéresse, c'est mon sexe !
-Tu dis n'importe quoi… cette peinture, c'est la représentation de ta beauté dans sa plus parfaite condition…"
Je quittais la pièce et laissais derrière moi cet artiste incompris.