Nouvelle écrite lors de l'Atelier d'Écriture de l'Université de Caen animé par Belinda Cannone en 2017 en partenariat avec le « Salon des Livres Époque » de Caen 2018. Cette nouvelle fait partie d'un recueil composé de dix textes sur le thème "murs" intitulé "Murs Murs" qui fut gratuitement distribué lors du salon.
Couverture du recueil « Murs Murs » réalisée par Alain Delpeut
Je ne me souviens plus depuis combien de temps je suis ici. Je crois même ne jamais avoir vu la lumière du jour. Je sais juste que je suis là depuis le début : dans le mur, entre la chambre de mon frère et celle de Papa et Maman. Simon me décrit le ciel : j’essaye très fort d’imaginer et si je ferme les yeux en appuyant sur mes paupières, je peux voir les étoiles et les galaxies. J’aimerais bien aller dans le ciel, mon frère me dit que ce n’est pas possible, les humains ne peuvent pas voler. Je suis sûr que j’y arriverais. Des fois, quand je n’ai pas bougé pendant longtemps, je sens mon corps devenir lourd, j’ai l’impression qu’il est vide et qu’il flotte dans l’air. Mais c’est quand Simon ne m’a pas donné à manger pendant deux jours que je me sens le plus près d’aller au ciel.
La semaine dernière, Simon a eu six ans alors Papa et Maman lui ont offert une lampe-torche qui fonctionne quand on tourne une manivelle, et une nouvelle peluche. Il a dit qu’il avait perdu la première mais c’est pas vrai, il me l’a donnée pour pas que je pleure quand il est pas là. Moi j’ai pas de cadeau parce que j’ai pas d’anniversaire. Grâce à Nours maintenant je me sens moins seul : je le tiens toujours contre moi parce qu’il est tout doux mais je le frotte pas trop à mon visage pour pas le salir. Au début, il sentait bon mais à force de rester avec moi, il a mon odeur, c’est dommage. Simon m’a donné la lampe pour que moi aussi j’aie un cadeau, il a dit comme ça j’aurai un anniversaire en même temps que lui. Je peux enfin voir les couleurs ! Mais pas tout le temps, que quand Papa et Maman ne sont pas à la maison parce que la poignée fait trop de bruit. Je dois être très silencieux, ils me « tolèrent déjà assez » alors si en plus je me fais remarquer ils vont être très en colère. Je ne devrais pas être là, je ne devrais pas exister. Papa et Maman disent à Simon que je suis pas réel pour qu’il arrête de s’occuper de moi alors il le fait en secret. Quand ils disent des choses comme ça, ça me fait pleurer. J’essaie de le faire en silence mais après mon nez coule et mes joues deviennent mouillées. Ça lave un peu mon visage même si ça gratte encore après. Simon il a le droit de se laver parce qu’il doit pas sentir mauvais pour aller à l’école. Moi aussi je veux y aller pour apprendre des nouvelles choses comme lui. Il sait beaucoup de trucs : il m’a même appris à compter jusqu’à 100 ! Quand je pense à des mauvaises choses, je compte très vite pour que les images qui font peur s’en aillent. Où elles vont après ? Simon dit qu’il existe des livres avec des monstres à l’intérieur, alors peut-être que ceux qui sont dans ma tête sont envoyés dedans quand je les chasse. Je sais qu’il existe aussi des livres avec des personnages gentils parce que Simon m’en a donné un avec des animaux. Je l’aime beaucoup mais je comprends rien aux écritures. Mon frère m’a dit qu’il m’apprendrait un jour à lire mais comme il y arrive pas encore très bien tout seul, pas tout de suite. Moi je trouve que si, quand il me lit des histoires le soir.
Avec les personnages qu’il me raconte, je peux inventer d’autres histoires heureuses : celle que je préfère c’est quand je monte sur le cou d’une girafe pour aller dans le ciel et on fait la fête avec mon frère, et Papa et Maman me disent qu’ils m’aiment et me font des câlins. Je raconte aussi mes histoires à Simon, il les aime beaucoup. Des fois on en invente à deux et ça part dans tous les sens. On essaye de pas rire fort mais c’est pas facile. Papa et Maman le grondent souvent à cause de ça parce que ça les réveille et parce qu’ils aiment pas quand il me parle. Il faut qu’il dorme aussi pour pas être fatigué à l’école : la maîtresse est pas contente quand il s’endort dans la classe. Elle en a déjà parlé à Papa et Maman et il s’est fait beaucoup disputer. Simon m’a dit qu’il avait vu un docteur et que maintenant il est obligé de prendre des médicaments qui le font dormir très vite le soir. Quand je l’entends plus parler j’essaye de dormir aussi mais je le fais déjà presque toute la journée donc c’est pas facile. Alors je me blottis dans ma couverture qui sent mauvais et qui gratte et je pleure encore un peu. Souvent, j’arrive pas à dormir parce que j’ai faim. Quand c’est comme ça, mon ventre me fait mal et il fait des bruits vilains. Papa et Maman l’ont jamais remarqué, peut-être parce que le mur est plus épais de leur côté que de celui de Simon.
J’essaie de pas trop me plaindre parce qu’il fait de son mieux pour me nourrir comme il faut. Il m’a expliqué comment il fait pour piquer de la nourriture en cachette : soit dans les placards mais pas trop souvent pour pas se faire remarquer, soit il en met dans ses poches à table ou soit il récupère dans la poubelle. Le pire c’est les haricots verts mais après j’ai plus mal donc je m’en fiche. Simon c’est le meilleur frère du monde, il me garde tout le temps de son dessert. Mon préféré c’est la tarte à la pomme de Maman, il y a beaucoup d’amour dedans, mais pas pour moi. Je comprends qu’elle ne m’aime pas : ça doit être car je suis pas très beau. C’est vrai que je suis maigre et sale mais c’est pas ma faute. C’est sûr que c’est parce que Simon c’est son premier enfant, moi je suis un accident. J’ai entendu Papa dire que je suis une « anomalie » qui prenait trop de place mais que j’allais bientôt disparaître donc je serais plus un problème très longtemps. J’ai peur. Simon a dit qu’il me protégerait en me gardant derrière le mur en secret. Il aimerait aussi qu’on soit tout le temps ensemble mais je peux pas sortir de là, c’est impossible. Et puis, j’ai trop honte de moi, les gens vont se moquer de mon odeur, je veux pas voir leurs grimaces ou entendre leurs insultes. Je veux juste être avec Simon et Nours, ça me suffit très bien. Je déteste être ici mais au moins il y a de la place pour trois comme moi, je peux m’étirer si j’ai mal même si je le fais pas trop souvent sinon ma tête tourne toute seule, et je peux même lever les bras le plus haut possible sans toucher le trou par lequel Simon me donne à manger. Je suis obligée d’attraper la nourriture sinon elle s’écrase par terre et ça attire des petits insectes. Je les aime bien mais ils me chatouillent tout le temps.
Une fois, Simon m’a ramené une coccinelle. J’étais content parce que j’en avais vu dans mon livre d’animaux et que j’avais trouvé ses ailes trop jolies. Simon dit qu’elles sont rouges mais que je peux pas bien voir comme ma lampe éclaire pas assez fort. Il faudrait que je la voie au soleil parce que c’est la plus grosse lampe qui existe dans tout l’univers. C’est triste parce que je verrai jamais ma coccinelle au soleil, elle a plus bougé après une seule journée. J’ai pleuré longtemps car je l’aimais beaucoup. Simon m’a dit qu’elle était partie au ciel et qu’il m’en apporterait souvent d’autres. Mais je comprends rien parce qu’elle est encore là, à côté de moi, je l’ai mise dans une petite boîte sur le tuyau. Il m’a expliqué que quand on meurt, notre corps reste sur terre et notre âme monte avec Dieu dans les nuages. J’ai très hâte d’être mort pour voler dans les étoiles avec mes coccinelles. Simon veut pas, je comprends pas pourquoi il veut m’empêcher de réaliser mon rêve. Il veut pas que je le laisse tout seul sur la terre. Je pense qu’il changera d’avis si je lui en parle souvent.
Simon est en vacances : l’année prochaine, il va au collège. Il est devenu encore plus grand ! Et très intelligent parce que quand il lit, il ne se trompe presque plus du tout. Je suis très fier de lui. En plus, il m’a appris aussi, même si je fais encore beaucoup d’erreurs. Ça me rend heureux car maintenant je peux lire les phrases tout seul dans mon livre d’animaux. Il m’en a donné un autre plus difficile, ça s’appelle Le Petit Chaperon Rouge. J’aime moins celui-là car le loup est méchant. Celui qui a écrit ça est un menteur parce que les animaux c’est gentil, ils mangent pas les grands-mères et les petites filles, ils mangent des légumes et de la viande, c’est Simon qui me l’a dit, mais pas des gâteaux parce que ça pousse pas dans les arbres. C’est les mamans qui font les gâteaux.
J’aime trop quand Simon est en vacances car il passe plus de temps avec moi. Papa le gronde pour qu’il aille jouer aussi un peu dehors et pas que dans sa chambre mais il préfère lire. Moi ça m’arrange vu qu’il le fait à voix haute donc j’apprends pleins de choses en même temps. Maman discute souvent avec lui pour qu’il joue avec les enfants des voisins, elle dit que c’est dommage de rester enfermé tout le temps alors qu’il fait beau, elle a même proposé de passer une semaine à la plage. Simon a eu peur de partir sans moi donc il s’est cassé une jambe en sautant du haut du toboggan. Tout le monde a cru que c’était un accident, je suis le seul à savoir son secret. Papa et Maman sont partis sans lui en vacances et c’est Papi et Mamie qui sont venus s’occuper de lui. D’habitude il ne les voit pas souvent, juste quand ils viennent pour le week-end de Noël mais je sais qu’à chaque fois ils sont gentils. C’est pour ça que j’ai bien voulu que Simon leur raconte que je vis dans le mur et qu’il me donne à manger par le trou tout en haut. J’ai bien entendu leurs voix amusées. J’ai aussi entendu quand Papi a raconté à Papa qu’il s’inquiétait beaucoup pour Simon parce qu’il ne s’était pas encore débarrassé de moi, qu’il ne voulait pas me laisser tomber alors que je suis dangereux. Papa et Maman se sont beaucoup fâchés, ils ont dit que je ne devais plus exister, qu’il fallait me faire disparaître, ils voulaient même boucher le trou parce que ça pu. Je pense qu’ils ont eu la flemme parce qu’ils ont juste mis un poster pour le camoufler. J’ai eu très peur, je pensais que j’allais m’effacer pour toujours si mon frère ne me donnait plus à manger mais il n’a qu’à décoller le poster et faire comme avant. Ça change pas grand-chose à part que maintenant je suis totalement dans le noir et plus dans la pénombre.
Mon frère m’a expliqué que quand on disparaissait on n’allait pas forcément au ciel : les gentils vont au Paradis et les méchants en Enfer. Ça m’a rendu triste parce que moi je vais aller en Enfer et je pourrai jamais voir le ciel. Il me dit que je raconte des bêtises parce que je suis une bonne personne mais je suis sûr que c’est faux. Papa et Maman disent que je suis mauvais alors c’est obligé que j’irai brûler dans les flammes du diable. C’est pour ça que je fais encore plus attention de pas disparaître. J’ai même commencé à manger les petits scarabées qui me tiennent compagnie. Je me suis rendu compte qu’il en revenait plein d’autres de toute façon. Et puis avec le collège, Simon ne mangera plus à la cantine donc j’aurai plus souvent des repas et on passera plus de temps ensemble. Nours n’est plus en état de tenir une conversation : sa peau s’est déchirée avec le temps et de la mousse sort de son ventre. Il doit être mort maintenant, je sais pas trop alors je l’ai mis sur le tuyau à côté de ma boîte à coccinelles. Je me demande comment c’est dans mon ventre, est-ce que moi aussi j’ai de la mousse ? Simon me dit que c’est des boyaux et qu’il faut pas ouvrir sinon on meurt alors j’ai pas essayé. J’espère que Nours est monté au ciel, j’aimerais pas qu’il soit envoyé en Enfer parce qu’il était avec moi. J’ai prié fort le bon Dieu pour qu’il l’accueille avec les anges. Mon frère a promis de m’en trouver un autre mais j’en veux pas, alors à la place il m’a donné des figurines qui ne peuvent pas mourir et avec qui on peut inventer des histoires. Je veux pas encore voir quelqu’un que j’aime mourir, c’est trop triste. Maman aussi est triste parce que quelqu’un qu’elle aimait est mort, c’est pour ça qu’elle me déteste, parce que j’ai pris sa place. C’est Simon qui me l’a dit, il l’a entendue au téléphone. Quand elle était enceinte de mon frère, il y avait deux bébés mais un est mort avant de naître. Papa et Maman pensent que j’essaie de le remplacer mais moi j’ai rien demandé. J’aurais choisi de pas exister si j’avais pu. Et puis c’est pas comme si je me faisais remarquer, ils me trouvent encombrant alors qu’il n’y a que Simon qui me parle. J’ai pas le droit de sortir du mur, je suis invisible. Papa et Maman m’auraient oublié sans Papi et Mamie, ils pensaient que je m’étais effacé, comme quoi je suis pas si envahissant. Mais ils s’en fichent, Simon a beau leur dire que je fais de mon mieux pour me faire tout petit, ils ont quand même décidé de l’envoyer chez un psychologue. Simon m’a expliqué que c’était un docteur qui mettait des idées dans la tête pour plus s’occuper de certaines choses. Du coup il a dû tout lui raconter à propos de moi et il a dit la même chose que tous les autres adultes : je dois arrêter d’exister. Ça me rend très triste qu’ils pensent tous ça alors que j’essaie d’être gentil. J’ai jamais fait de mal à mon frère mais ils imaginent tous que si. Il fait croire que je suis en train de partir pour que le docteur le laisse tranquille. Pour me réconforter, il m’a offert une bille toute transparente qu’il a gagnée à la récréation. Il m’a expliqué que quand on regarde à l’intérieur, les paysages se reflètent à l’envers. C’est joli mais moi j’ai pas de paysages dans mon trou, alors il m’a aussi donné une carte postale. C’est une image avec une montagne et des arbres et c’est vrai que c’est très beau quand elle se reflète toute petite et toute tordue, la tête en bas, dans la bille. J’aime bien la rouler dans mes doigts, c’est agréable, ça m’apaise. J’oublie même que je me trouve pas dans la belle forêt.
Simon continue de voir le psychologue, mais plus à cause de moi. Ses notes au lycée ont beaucoup chuté alors qu’il passe bientôt des examens. Les parents sont persuadés que je ne suis plus là, mais ils ne se débarrasseront pas de moi comme ça. Je dois rester avec mon frère pour le protéger. J’ai compris que c’était ma mission sur cette terre. Sinon pourquoi serais-je encore là, dans ce foutu trou ? Je dirais pas que c’est une mission divine parce que Simon m’a dit que Dieu n’existe pas. En vrai, on n’en sait foutrement rien, c’est certainement le noir absolu et c’est peut-être pour ça qu’on dit « sombrer ». Finalement, je sais pas ce que je préfère entre ça et l’Enfer. Il reste l’option de la réincarnation, qui sait ? J’ai presque l’espoir de croire au Paradis mais si un Dieu bon et tout puissant existait réellement, pourquoi je suis encore ici à pourrir dans ma merde ? Faut vraiment être timbré pour laisser un gosse crever la dalle dans un mur comme ça. Quoique nos parents y arrivent très bien. Je sais pas trop quoi en penser. Simon dit tout le temps « mais qu’ils aillent se faire foutre » alors j’essaie de pas y accorder d’importance. Des fois, il ramène un ami dans sa chambre et ils passent leur temps à insulter tout et n’importe quoi, ou ils regardent la télé, ou les deux en même temps. J’entends souvent les infos : un président qui fait construire un mur entre son pays et celui d’à côté par exemple. Comme quoi c’est partout pareil en fait. Sauf que là c’est pas juste un seul misérable, mais des millions qui seront terrés derrière. Ça me révolte mais je peux rien dire. C’est chiant, Simon ne m’inclut jamais dans les conversations, il veut que personne ne sache que je suis là. On le traiterait de taré si on savait qu’il gardait son frère enfermé dans le mur de sa chambre. Personne ne comprendrait qu’il a pas le choix, il se ferait envoyer chez les barges sinon. C’est les adultes les psychopathes, c’est eux qui ont toujours voulu m’enterrer, pas Simon. Lui au moins, il me protège, même s’il ne me parle plus autant qu’avant et qu’il préfère sortir avec ses amis que de rester avec moi après les cours. Il y a même des fois où il oublie de me ramener à manger. C’est chiant mais faut aussi qu’il ait une vie à côté de moi, ça serait suspect sinon : c’est ce qu’il me dit quand je lui reproche de m’oublier. Mais je lui fais pas souvent des réflexions pour pas qu’il me fasse la gueule et me menace de plus s’occuper de moi. J’ai peur qu’il finisse par me détester, ou pire : qu’il devienne adulte. Pour l’instant, j’ai un peu d’espoir parce qu’il s’excuse quand il s’est trop mis en colère et parce qu’il continue de me raconter des choses qu’il ne peut pas dire à ses amis et à son psy. Et puis, on partage encore plein de trucs, comme la musique qu’on écoute ensemble, surtout celle qu’il découvre quand il rejoint ses amis au squat. C’est là-bas qu’il a rencontré Martin. Il a un groupe de musique punk, il chante et fait de la guitare. Simon l’aide des fois à inventer de nouvelles paroles mais c’est souvent moi qui lui souffle discrètement les idées. Martin les adore, j’aimerais bien qu’il sache que ça vient de moi, il verrait que je suis normal mais mon frère veut pas. Je suis sûr qu’il comprendrait mais Simon dit que ça marche pas comme ça. « Ça fait chier mais faut vivre avec » qu’il dit. Du coup il me passe des feuilles et j’écris des chansons pour lui et il les montre à Martin qui trouve ça trop cool. Il dit que Simon devrait faire auteur-compositeur. C’est de la triche, c’est moi qui devrais l’être (même si je préférerais astronaute), je sais pas si je dois en vouloir à mon frère de me piquer mes idées mais au moins, il y a un bout de moi qui sort de ces foutues coulisses. Pour le remercier des chansons que Simon lui donne, Martin lui a filé un paquet de clopes. Mon frère fume pas mais il a voulu essayer et maintenant il aime bien, il dit que ça le déstresse un peu de tout le bordel qu’il y a dans sa vie. Une fois, les parents sont rentrés à l’improviste alors qu’il en grillait une : son premier réflexe a été de la foutre dans le trou derrière le poster de Marilyn Manson qui a remplacé celui de Toy Story, et il a fait croire que c’était son pote qui avait fumé et ils l’ont cru ces cons. Moi, j’en ai profité pour goûter, c’est vrai que c’est apaisant. Maintenant, il planque ses paquets dans ma niche, il a dit que je pouvais lui en prendre de temps en temps mais j’évite parce qu’après les parents gueulent que ça pue. Des fois, Martin ramène aussi des pétards, ça je préfère, ça sent bon et ça me fait me sentir mieux. Simon dit que c’est normal, c’est pour planer. Finalement, j’aurai réussi à voler un peu, même si c’est juste une impression. Martin lui a proposé des trucs plus forts pour voler vraiment, moi je voulais qu’il accepte pour qu’il m’en passe mais il a pas accepté. J’ai beau lui répéter que ça serait trop bien il veut pas. J’espère que j’arriverai à le faire changer d’avis, c’est sympa de planer mais j’ai envie de plus. Je sais que j’arriverai à le convaincre. Le psy lui a dit qu’il galérait déjà assez dans la vie alors s’il prenait d’autres cachets par-dessus tous ceux qu’il prend déjà, ça serait pas bon pour sa santé et son avenir. C’est que des conneries, Simon il prend pas ses médocs donc on s’en fout : il les vend à ses potes pour s’acheter des clopes et de l’herbe. Les parents et le psy savent pas qu’il va très bien sans. Il va tellement bien qu’il a enfin pris une bonne décision l’autre jour en voulant se foutre en l’air (j’adore cette expression, elle me rappelle les nuages). Depuis le temps que je le bassinais avec ça, j’ai enfin réussi à lui faire comprendre qu’on serait mieux ailleurs. Il m’a donné des rasoirs pour qu’on le fasse ensemble mais la daronne est entrée au moment où il allait s’ouvrir les veines. Maintenant, elle le surveille encore plus, tellement d’ailleurs qu’elle lui fait avaler ses cachets devant elle et qu’on s’est pris la tête avec Simon. Il m’a hurlé dessus en me disant tout un tas de choses horribles, comme quoi c’était ma faute si sa vie était merdique et qu’il voulait se débarrasser de moi pour de bon. Je lui en ai beaucoup voulu mais j’ai vite compris pourquoi il avait dit autant de conneries : il a trouvé une fille qui veut bien de lui. Il voulait l’emmener dans sa chambre mais pas qu’elle découvre que j’étais planqué dans le mur, dans mon boyau de poilu. Je lui ai dit que je me ferais tout petit mais en fait il a juste honte de moi. De tout façon j’ai l’habitude de me faire insulter : avant c’était les parents mais depuis qu’ils croient que je suis plus là, Simon s’y est mis progressivement. Je m’en branle, tout ça c’est à cause du psy et des médocs qui lui font perdre la tête je suis sûr, mais ils ne m’auront pas. Je suis un soldat dans ma tranchée face au camp adverse et il en faudra plus pour m’en déloger. Donc Simon a emmené sa copine (ou plutôt « ennemie numéro 1 », je sens qu’elle sera plus coriace que le psy et les parents), et ils ont fait que baiser. Ça me change des parents de l’autre côté du mur : ceux-là c’est une fois par semaine et toujours à la même heure, ça devenait lassant à force. Simon est plus énergique et sa meuf elle gueule fort, ça me donne une bonne raison pour me pignoler. Je sais pas si elle est gentille, je l’ai jamais entendue parler que pour crier « Oui ». Simon m’a passé une photo d’elle et c’est un vrai canon (deuxième raison de s’astiquer). Je l’ai mise à côté de ma peluche éventrée et de ma boîte à coccinelles mortes, je trouve que c’est une bonne place. C’est là que j’aimerais qu’elle soit, avec eux, comme ça j’aurais Simon pour moi seul. Il a pas l’air de vouloir se débarrasser d’elle pour l’instant mais ça va venir si je continue à lui en parler.
Simon se casse. Les parents lui ont offert un appart pour ses vingt-et-un ans alors ce connard emménage avec sa copine. Il a dit que je ne lui servais plus à rien et qu’il allait me laisser crever dans mon trou. Apparemment je suis qu’un nid à emmerdes et je ne fais que le freiner dans sa vie, que c’est ma faute s’il a eu une enfance et une adolescence de merde. J’ai beau l’avoir supplié, ça a servi à rien. Et il est parti, il a pris toutes ses affaires, il a juste laissé le poster d’un paysage montagneux. Deux jours après, les parents avaient déjà remplacé sa chambre par une chambre d’amis. Au bout d’un moment, je suis parti aussi. J’ai laissé derrière moi ma peluche, ma boîte à coccinelles, la photo de celle qui avait causé ma perte, la lampe-torche, mes livres, ma couverture dégueulasse et toute ma merde. J’ai abandonné cette puanteur et cette étroitesse et j’ai disparu. De toute façon, à qui aurais-je manqué ? Simon est content avec ses cachetons et sa copine. Il va vivre heureux en m’oubliant et les parents découvriront la moisissure quand les cafards en auront assez de vivre terrés derrière les montagnes.