Un appel à texte sur le mouvement m'a inspiré le récit d'Aimara. Pourquoi le Mexique ? Je crois qu'à ce moment-là j'avais envie de m'évader mentalement. La fin de l'année 2019 a été synonyme de changement, de mouvance, de choix radicaux. Moi aussi j'aurais bien aimé prendre le train pour aller danser...
L’amour au printemps, Hans Zatzka (XIXe siècle)
Malgré le vent qui s'engouffrait dans l'abri et bousculait les cheveux, le choc des roulettes de valises sur le quai et les discussions des futurs passagers, la présence de Lito parvint aux oreilles d'Aimara. Chaque pas en avant calculé pour ne bousculer personne, pour ne rien buter. Elle pressa la marche au coup de sifflet du départ.
« Mademoiselle Flores ? Tenez prenez ma main, je vais vous aider à monter dans le wagon.
-Ça ira, merci Lito. Et cesse de me parler comme à une princesse, sinon je vais me sentir obligée d'avoir envie de caviar. »
Aimara tâtonna l'encadrement de la porte en riant et avança lentement un pied avant de s'engouffrer dans le train, suivie de son frère et assistant manager. Elle s'assit à la première place libre tandis que Lito rangeait bruyamment leurs bagages dans le compartiment au-dessus de leur tête.
« Tu m'étonneras toujours Aimarita ! Arriver à ranger toutes tes affaires dans un si petit sac, tu dois être une magicienne. »
La jeune femme sourit en replaçant le rebozos sur ses épaules.
« C'est toi qui exagères, tu ramènes toujours mille choses, sans compter les souvenirs que tu as accumulés depuis le début du voyage.
-C'est quand même une tournée d'un mois, il fallait bien prévoir assez de changes.
-Je ne suis pas sûre que tes quatre paires de chaussures ont été nécessaires Lito...
-Je les ai toutes portées !
-Ah ça je n'en doute pas ! »
Son rire s'envola dans le wagon, au moment où celui-ci quitta la gare de Cuauhtémoc en direction de Chihuahua dans un fracas de ferrailles. Contre l'épaule de la jeune femme, la vitre tremblait comme une feuille, en dépit de la chaleur qui régnait dans l'habitacle. Elle y colla sa tête, comme si ce mouvement avait le pouvoir d'immobiliser le colosse de fer.
« Alors ? Prête pour l’apothéose ?
-L'apothéose ? C'est l'apothéose dans ma tête à chaque fois !
-Mais là c'est le dernier de la tournée, il faut que tu te donnes à mille pour cent !
-Est-ce que tu penses que je ne m'efforce pas de faire mon maximum à chaque spectacle ?
-Bien sûr que si, tu es extraordinaire chaque instant Aimarita. »
Lito embrassa le front de sa petite sœur en lui glissant encore quelques paroles d'encouragement. Cette dernière date était plus que symbolique pour la danseuse : elle allait effectuer le final de sa tournée à l'endroit même où, presque quinze ans auparavant, elle avait laissé parler son corps quand le joueur de guitarrón s'était mis à jouer sur son passage. À l'époque, elle devait avoir à peine treize ans, et passait tous les dimanches sur la Plaza Mayor à Chihuahua, et chaque fois, le petit musicien s'animait un peu plus à l'approche d'Aimara. Un jour, elle avait confié sa canne à son grand frère, son regard à la fois éteint et empli d'une flamme nouvelle. Elle qui n'avait jamais osé le faire devant qui que ce soit auparavant, s'était plantée devant le musicien, avait balancé ses bras vers le ciel, le menton haut, les pieds légers. Chaque vibration de corde résonnait dans sa peau en même temps que ses talons sur les pavés, faisant grimper le ravissement en elle et parmi la foule qui s'était rassemblée peu à peu autour de son corps dansant. Elle dansait comme personne d'autre, car elle n'avait jamais vu personne d'autre danser.
Si ses bras, ses jambes, ses hanches, exprimaient le mouvement, ses yeux, eux, étaient incapables de les voir, et cela depuis sa naissance. Au quotidien, c'était un fardeau à traîner, mais ce jour-là, toutes les barrières de ce sens manquant n'étaient plus qu'un vague souvenir, car tous les autres étaient aux aguets : l'adolescente entendait la musique, les commentaires ébahis des spectateurs, les mouvements de son propre corps, elle sentait le tissu sur sa peau ruisselante d'une sueur exaltante, l'air qu'elle battait entre ses doigts, contre ses genoux, elle humait l'odeur de la ville, de ses habitants, l'odeur des coyotas du vendeur ambulant qui profitait de la foule pour y vendre ses biscuits. Ce jour-là avait marqué le premier jour du reste de sa vie. Ce jour-là, elle s'était réveillée pour de bon, elle était née pour de bon. La petite danseuse aveugle. La Bailarìna Ciega. C'est comme ça que le pays l'avait surnommée après sa performance improvisée sur la Plaza Mayor. Lito tira sa petite sœur de ses rêveries :
« Tu as faim ? Il me reste des tamales aux haricots rouges. »
Elle accepta : son grand frère était toujours aux petits soins avec elle, même un peu trop parfois, mais il était de bon conseil.
« Tu veux que je te lise la suite de Chocolat Amer ?
-Bonne idée !
-Alors, où est-ce qu'on s'était arrêtés ? Ah oui ! Quand Esperanza avoua à Tita que le regard d'Alex sur son corps lui avait fait le même effet que l'huile bouillante au contact d'une pâte à beignets, Tita en déduisit que rien ne pourrait les séparer. »
Les mots de Laura Esquivel la projetèrent dans sa mémoire, mais cette fois, c'était un souvenir de ses vingt-trois ans, pendant une petite tournée à l'Est du Mexique. Aimara avait, une nouvelle fois, réclamé à passer la nuit en boîte, et Lito, une nouvelle fois, avait accepté de l'accompagner danser. Depuis sa majorité, elle avait enfin le droit de se défouler par la danse autrement que dans ses spectacles sur les scènes ou les places publiques. Certes une chance inestimable, mais c'était une tout autre sensation de danser parmi les corps bouillonnants et surexcités des boîtes de nuit. Sous les stroboscopes qu'elle ne pouvait pas voir, son corps se mouvait au rythme de la musique américaine, aux sons plus tranchants, plus cubiques que les chansons mexicaines : c'est en tout cas ce qu'elle imaginait. Les autres clients s'étonnaient d'abord de la façon si peu ordinaire que la jeune femme avait de se mouvoir, mais, petit à petit, ils l'intégraient à l'amas de chair ondulante. Le soir de ses vingt-trois ans, ce phénomène de fusion se reproduit, sous les yeux de Lito, chaque fois soucieux et fasciné. Cette soirée, qui fut une des plus inquiétantes pour le jeune homme, fut une des plus mémorables pour Aimara. Après un despertador, elle avait commandé deux margaritas au bar, une pour elle, une pour son frère. Pendant que le serveur préparait les cocktails, deux personnes vinrent l'aborder.
« Tu es incroyable sur la piste, avait crié le garçon dans l'oreille d'Aimara, espérant couvrir de sa voix la musique qui remplissait toute la salle.
-J'ai jamais vu ça de ma vie ! Où t'as appris à danser comme ça ? » enchaîna la fille sur le même ton.
Aimara leur expliqua brièvement que tout était une question d'instinct et de ressenti. À la fois intrigués et impressionnés, ses deux nouveaux amis, Daniela et Hernando, posèrent un tas de questions, et la jeune femme répondait, heureuse qu'on s'intéresse à sa passion et non à son handicap. La conversation battait son plein, à tel point qu'elle ne se rendit pas compte qu'en plus du sien, elle venait aussi de descendre le verre de son frère. Celui-ci la surveillait du coin de l’œil : si l'homme magnifique avec lequel il dansait n'avait pas été là, il aurait déjà rejoint sa petite sœur. Aimara, de nature curieuse, posait aussi de nombreuses questions : Daniela conduisait un taxi à Monterrey et Hernando était professeur de danse dans une école réputée du centre-ville. C'était grâce à leur travail respectif qu'ils avaient fait connaissance : Daniela avait pris des cours de danse étant petite et cela avait fait un beau sujet de conversation quand il était monté dans son taxi. Depuis, ils ne se lâchaient plus et sortaient régulièrement pour se défouler ensemble sur les pistes de danse de la ville. Le gérant du bar, qui venait de servir une margarita aux trois danseurs, acquiesça, témoin de toutes les fois où ils s'étaient déhanchés ici.
« On pourrait danser dans ma salle de cours ! s'exclama Hernando.
-Merveilleuse idée !
-Là tout de suite maintenant ? demanda Aimara, surprise.
-Bien sûr ! Ça pourrait être génial ! À trois heures du matin il n'y a plus personne, on aura l'école pour nous tous seuls ! C'est à dix minutes à pied, dit oui, dit oui ! » trépigna Daniela d'enthousiasme.
La jeune femme, ravie par ce plan, accepta sans hésiter. Une fois à l'extérieur de la boîte, elle sortit son téléphone et envoya un message vocal à son frère :
« Coucou Lito ! Je suis partie avec mes deux nouveaux amis, ça a l'air de faire peur comme ça, mais ne t'inquiète pas s'il-te-plaît, je me sens en sécurité avec eux. Ils ont promis de me raccompagner à l'hôtel demain matin, je te laisse la chambre toute la nuit, Daniela m'a dit que tu étais en charmante compagnie alors profite bien ! Je t'aime ! »
Elle rit et rangea son téléphone avant d'attraper ses compagnons par les bras. Il se mit à pleuvoir soudainement et ils durent courir, toujours soudés aux coudes, pour ne pas être trempés. Mais ce fut peine perdue. Hernando s'empressa de déverrouiller la porte de service et ils s'engouffrèrent dans l'école avant de courir dans les couloirs et atterrir dans la salle, essoufflés et pris d'un fou rire incontrôlable. Ils durent enlever leurs chaussures pour ne pas salir le sol et Daniela lança la musique sur le poste. Un mélange de rock indus avec des sonorités pop.
« Choix intéressant, commenta Hernando.
-Je n'ai pas l'habitude de danser là-dessus.
-Moi non plus, répondit Daniela.
-On est tous les trois à égalité dans ce cas ! »
Aimara se lança, énergique, et enchaîna les mouvements rapides, alors les deux autres suivirent. Tous les trois enivrés par l'alcool, la nuit et la musique, ils dansèrent tantôt chacun de leur côté, tantôt se prenant par la taille ou les bras, s'essayant au rock acrobatique, sans succès à force de rire. Puis vint un slow et Hernando fit tourner sur elle-même la jeune femme, qui se prit le pied droit dans le pied gauche, lui faisant perdre l'équilibre et atterrir les fesses par terre. Dans sa chute, elle entraîna Hernando. Daniela proposa ses mains pour les aider à se relever, mais elle fut tirée pour rejoindre le sol à son tour. Morts de rire, ils restèrent allongés, incapables de se remettre debout. Daniela tenait toujours les deux mains, et se mit à les embrasser doucement, au rythme calme de la musique. Aimara se laissa faire, appréciant la douceur des lèvres sur sa paume, le long de ses doigts. Elle ressentit une chaleur intense lui monter dans le ventre, dans la poitrine et les joues. Chaleur presque inconnue jusque-là. Presque parce qu’elle l’avait déjà expérimentée seule. La bouche de Daniela continua son chemin sur son bras, à l’intérieur de son coude, sur son épaule, son cou, son menton, et il faisait déjà si chaud quand elle atteignit ses lèvres à elle. Aimara rendit le baiser avec passion et lorsque les bouches se séparèrent, les deux femmes étaient essoufflées. Aimara chercha le visage d’Hernando et l’embrassa à son tour avec la même fougue. Elle voulait tout goûter, tout toucher, tout sentir, tout ressentir. Ses mains caressaient les vêtements, et quand les vêtements disparurent, elles se mirent à caresser les peaux. Tout lui paraissait si naturel, si instinctif. Le mélange des corps était une danse qui, malgré son aspect nouveau, lui apparaissait comme innée. Et c’était bon. C’était beau. Ils firent l’amour toute la nuit, sur le parquet de la salle de danse. Le CD était fini depuis bien longtemps mais peu importe, c’était la musique des gémissements résonnant contre les miroirs et les fenêtres qui importait. Et quand les premiers rayons du soleil vinrent traverser celles-ci, le trio, couvert d’une sueur exaltante, dormait dans un entrelacs de bras et de jambes nus, comme un seul corps. Ils durent se dépêcher de se rhabiller quand le bruit de pas et les discussions des élèves envahirent les couloirs, puis ils se mêlèrent, comme si de rien n’était, à la foule, et prirent un chocolat chaud dans le café en face de l’école.
Aimara en profita pour écouter le message de son frère, inquiet mais confiant, et lui répondre, le rassurant qu’elle était bien vivante, et plus vivante que jamais même. Il était déjà 10H et, comme promis, ses amis voulurent la raccompagner : ils firent signe à un pesero et payèrent 2,5 pesos chacun pour parcourir les quelques kilomètres qui les séparaient de l’hôtel. Dans le hall, Lito les attendait, impatient de constater par lui-même que sa petite sœur était bien en un seul morceau. Les amis se quittèrent après s’être échangé leur numéro et quelques étreintes, puis Aimara alla profiter de la douceur de son lit, même si les souvenirs du plancher lui manquaient déjà.
« Aimarita, réveille-toi, on est arrivés ! »
La jeune femme s’étira : ces voyages en train avaient tendance à la bercer, lui permettant de faire des siestes dans son agenda de ministre. El Chepe s’immobilisa à la gare de Chihuahua dans un tonnerre de vibrations, remplacé bientôt par les frottements des vêtements et les murmures des passagers qui se lèvent pour récupérer leurs bagages avant de sortir rejoindre l’air frais du dehors. Un premier pied sur le quai, et une boule vint se loger dans l’estomac de la danseuse. Un mois qu’elle était sur cette tournée et c’était pour le grand final que le stress pointait le bout de son nez. Elle souffla lentement dans le taxi qui la conduisait à la Plaza Mayor, là où l’équipe technique qui l’avait suivie tout le long de cette aventure l’attendait déjà. Son frère lui tint la main en la rassurant, mais ses paroles furent couvertes par le bruit de la foule impatiente qui attendait devant l’estrade.
Seule et à l’abri des regards dans la camionnette-loge, elle se passa de l’eau sur le visage, enfila sa tenue de scène, une simple robe à breloques et des espadrilles, puis prononça une prière pour se donner du courage. Dans le public au premier rang, se trouvaient son frère, le reste de sa famille, ses amis, mais aussi Daniela et Hernando, venus de Monterrey pour voir le clou du spectacle. Dans les enceintes réparties un peu partout sur la Plaza Mayor, la voix du présentateur résonnait : il ne présentait plus la Bailarìna Ciega, qui venait de s’arrêter à toutes les gares d’El Chepe pendant un mois pour ravir les yeux des habitants de La Junta, de San Rafael, de Temoris, et de tellement d’autres villes encore ! Et ce soir, c’était ces milliers de personnes rassemblées sur la Plaza Mayor qui allaient être conquis à nouveau par la grâce entêtante d’Aimara Flores !
« Faîtes un tonnerre d’applaudissements pour la Bailarìna Ciega ! »
Au bruit de la foule en délire, Aimara inspira profondément, et gravit les marches de l’estrade. C'était comme si le temps s'était arrêté. Tout résonnait à ses oreilles d'une puissance extraordinaire, tant qu'elle en eut la chair de poule. Une aura voluptueuse régnait tout autour d'elle. Enfin, elle allait pouvoir se fondre à nouveau dans ce lieu magique qu'elle rejoignait chaque fois que son corps s'animait. Elle se planta au milieu de la scène, face à son public, comme elle s'était plantée devant le jeune joueur de guitarrón le jour de sa renaissance. Quand le son vibrant des cordes à ses côtés pour marquer le début du spectacle arriva à ses oreilles, une vague de ravissement vint la submerger. Ce n'était pas la musique prévue, celle sur laquelle elle dansait depuis un mois maintenant. C'était une mélodie venue d'un autre temps, mais du même espace. Le petit musicien devenu homme était là, sur scène, avec elle, et rejouait les mêmes notes que celles qu'il avait jouées quinze ans auparavant. Les larmes montèrent à ses yeux. Elle leva les coudes et le menton au ciel, puis fit entrer son corps en symbiose avec la musique. Alliage parfait entre la petite danseuse de treize ans et la femme accomplie qu'elle était devenue, entre la naïveté et la fierté, entre passé, présent et futur. Car elle le savait : elle danserait jusqu'à ce que ses pieds l'emmènent sous terre. Et ce fut l'apothéose.