Nouvelle écrite lors de l'Atelier d'Écriture de l'Université de Caen animé par Belinda Cannone en 2015 en partenariat avec le « Salon des Livres Époque de Caen 2016 ». Cette nouvelle fait partie d'un recueil composé de treize textes sur le thème "Nombres" qui fut gratuitement distribué lors du salon.
Couverture du recueil « Nombres »
Il se réveilla brusquement. À sa grande surprise, il était debout au milieu d'une rue bondée. Les passants marchaient d'un pas pressé sans faire attention à lui. Aucune voiture ne circulait et pourtant, on entendait au loin un bourdonnement oppressant. Des gratte-ciel gris s'étendaient autour et au-dessus de lui. Il portait un uniforme couleur vieux gris un peu trop grand dont une poche était cousue sur la poitrine. Comment était-il arrivé là ? Aucun souvenir. Seul résonnait dans sa tête le prénom « Ernest » : qui était cet Ernest ? Qui était cette femme qui le hurlait sans interruption ? Les cris et le bourdonnement lui donnaient la migraine. Il fallait qu'il rentre. Mais comment ? Son adresse s'était perdue dans les méandres de sa mémoire avec le reste de son identité. Il devait à tout prix se rappeler quelque chose. N'importe quoi qui puisse le guider. Il interpela un homme qui passait devant lui, costume noir, valise à la main et chapeau melon obstruant sa vision :
« Monsieur, s'il vous plaît ! Où sommes-nous ? »
L'homme ne répondit pas et continua son chemin en l'ignorant : certainement des choses importantes à faire celui-là. Il retenta sa chance avec un autre homme, habillé de la même façon :
« Monsieur ! Où sommes-nous s'il vous plaît ? »
Ce dernier réagit de la même manière que le précédent, sans prendre la peine de s'arrêter ni même de relever les yeux. Il s'acharna : demandant la date, l'heure, le lieu… Mais personne ne lui répondait. Tous les chapeaux restaient baissés, tous les pas restaient rapides et saccadés. Et cette femme qui n'arrêtait pas de hurler dans sa tête. Le désespoir s'immisçait peu à peu en lui et il tomba à genoux. Il sentit soudain un petit objet dans sa poche. Y glissant les doigts, il en sortit une bille. Une petite bille transparente et délicate, à la manière d'une boule de cristal. De loin, on voyait s'y refléter les immeubles et les passants dans une version miniature et tordue. Il la rapprocha de son œil pour voir ce paysage de plus près. Lorsqu'elle ne se trouva plus qu'à quelques millimètres, une lumière éclatante l'aveugla pendant une demi-seconde et devant lui, au lieu de la rue grouillante d'hommes pressés, se trouvait une salle à manger. Son uniforme avait été remplacé par un pullover en laine, un pantalon en coton et une paire de chaussons confortables. Une jeune femme entra dans la pièce avec un plat fumant. La vue du gratin le fit saliver, mais son odeur était imperceptible. La femme leva la tête et appela :
« Les enfants ! À table ! Cela vaut aussi pour toi, Ernest ! » dit-elle joyeusement en se tournant vers l'anonyme pendant qu'une petite fille installait un bébé sur une chaise haute.
Il reconnut immédiatement la voix : c'était la même qui criait d'effroi dans sa tête. Il s'apprêtait à lui parler lorsque le scintillement l'aveugla pour la deuxième fois et, de nouveau, les hommes-fourmis l'entouraient. L'idée qu'ils puissent l'aider en quoi que ce soit l'avait abandonné depuis longtemps. La vision lui donnait une impression de déjà-vu. Il regarda autour de lui : un panneau de signalisation ou quelque chose lui indiquerait sûrement le chemin à prendre. Malgré la longue marche qui suivit, aucun signe ne venait. Il se perdait peu à peu dans cette foule et le bourdonnement dans ses oreilles se faisait de plus en plus fort. Le bruit ne provenait pas de sa tête mais d'un escalier descendant. Se dirigeant vers celui-ci, une lueur au sol attira son regard. C'était une autre bille, identique à la première. La saisissant, il la fit rouler entre ses doigts avant de l'approcher de son œil. Encore une fois, la rondeur transparente l'éblouit. Il se retrouva devant un miroir et à nouveau son uniforme avait laissé place à des vêtements classiques. Son reflet lui fit découvrir un homme d'une quarantaine d'années, dont la tignasse brune coiffée avec soin laissait voir quelques cheveux blancs. Il n'était ni petit, ni grand, ni gros, ni maigre, juste moyen. Des pattes d'oie se dessinaient au coin de ses yeux et d'autres rides se devinaient sur le reste du visage. Cette vision ne lui plaisait pas du tout, il eut envie de détruire son image. Au moment où il s'apprêtait à frapper du poing contre lui-même, le reflet afficha un large sourire difforme et effrayant qui lui glaça le sang. Le décor disparut, lui laissant cette sensation ignoble de se faire poignarder. Un des hommes-fourmis le bouscula et la bille lui échappa, roula à ses pieds avant de dévaler les marches dans un tintement aigu. Se précipitant dans l'escalier pour la rattraper, esquivant les hommes qui montaient ou descendaient en rythme, il la retrouva qui continuait de rouler entre des pieds qui la repoussaient au hasard, à droite, à gauche et encore à droite… Il réussit enfin à la rattraper, s'en empara d'un geste vif avant qu'elle ne s'échappe encore et la mit à l'abri dans sa poche avec la première. Dans la gare où il se trouvait, les hommes-fourmis se pressaient, se bousculaient, se métamorphosaient en une masse informe. Les chapeaux tombaient, les valisettes s'entrechoquaient, les insultes pleuvaient et bientôt la foule usa des poings. Le chaos s'était installé dans les sous-sols de la ville. Le grondement se rapprochait dans les tunnels, comme un monstre s'apprêtant à surgir de l'ombre. Le métro freina dans un grincement sourd. Quand les portes s'ouvrirent, ce fut pire encore : tous se précipitèrent à l'intérieur, tombant et se marchant dessus, certains glissant sur les rails sans pouvoir se dégager. Le paysage était infernal. Malgré tout, il voulait savoir où le métro le mènerait : il se glissa à grand-peine entre les passagers, coups de coude et bousculades lui étaient offerts par dizaines mais aucune douleur ne se fit ressentir. Les portes se refermèrent, écrasant bras et tissus qui dépassaient et le métro redémarra, broyant les malheureux qui étaient restés sous ses roues. Quelque chose tirait sur son uniforme, il baissa les yeux et découvrit une enfant, âgée de cinq ou six ans peut-être, pas plus. La même qui s'était assise à table dans sa première vision. Inconsciemment, son regard plongea dans ses yeux couleur de bille et, à nouveau, un éblouissement le transporta. Cette fois, une chambre dévastée servait de décor : les vitres de la fenêtre étaient brisées, les meubles réduits en amas de bois, les rideaux, parures de lits et papier peint en lambeaux et cette femme au coin de la pièce, accroupie, repliée sur elle-même qui hurlait, les joues et les paupières enflées et rougies par les larmes.
« Je te quitte, Ernest ! Je demande le divorce ! Tu es allé trop loin cette fois ! »
Il eut le réflexe de s'approcher pour la consoler de ce qu'avait fait ce foutu Ernest, mais lorsque sa main se tendit vers elle, elle se remit à hurler :
« Va-t'en ! Ne m'approche pas, ne me touche plus ! Je ne veux plus jamais te revoir espèce de taré ! »
Elle le frappa à la poitrine de ses poings squelettiques en l'insultant de toutes ses forces mais, encore une fois, il ne sentit rien, pas même une caresse. L'image s'évanouit et le métro réapparut, la petite fille déposa dans sa paume deux billes et lorsqu'elle leva le visage, ses yeux avaient disparu, laissant place à deux trous noirs et sanguinolents, deux orbites où logeaient le néant, l'effroi, la douleur et la pitié. Ses lèvres dessinaient un sourire naïf mais elles se transformèrent en une bouche tordue et morbide. Il aurait dû vomir mais la sensation était inexistante. La fillette disparut et il ne chercha pas à la rattraper. Le métro s'arrêta et les portes s'ouvrirent. La foule se dispersa et il sortit à son tour. Le quai était identique au premier. Son regard balaya rapidement le troupeau et croisa celui d'une femme, un nouveau-né dans les bras, immobile dans un coin. La présence de ce duo hors du commun dans ce lieu l'intrigua et il alla à leur rencontre. Immédiatement, il reconnut la femme de ses précédentes visions et se mit à accélérer le pas mais sans violence pour ne pas l'effrayer. Fixement et sans bouger, elle le regardait se frayer un chemin vers elle.
« Bravo Ernest, tu m'as retrouvée ! dit-elle joyeusement lorsqu'il l'atteignit enfin.
– Je vous en prie, aidez-moi ! Où sommes-nous ? Qui êtes-vous ? Et qui suis-je ? Et…
– Pas si vite mon trésor, calme-toi. Alors comme ça tu ne sais pas qui je suis ? Comme c'est étrange… Laisse-moi arranger ça. »
Sur ces mots, elle lui prit le menton d'une main et plongea son regard – de la même couleur que celui de sa fille – dans celui de l'homme confus. Comme avec la fillette, la lueur qui en jaillit le conduisit dans « l'autre monde ». Cette fois, il se retrouva dans une chambre aux murs roses décorée pour plaire à une petite fille. Au milieu de la pièce gisait le corps d'une enfant, face contre terre : il se précipita vers elle sans hésitation et la retourna. À la manière d'une poupée de chiffon, aucun de ses membres ne réagit et lorsqu'il découvrit son visage, il la reconnut immédiatement : c'était celle qu'il avait rencontrée dans le métro. Elle n'avait pas changé : ses orbites étaient toujours vides, mais à présent son sourire s'était éteint et elle était pâle, inerte, sanglante et… morte. Les mains et les vêtements de l'homme sans nom étaient couverts de sang bien avant de la toucher. Il reposa le corps et sortit de la pièce mais de l'autre côté de la porte, le même spectacle l'attendait. La femme était étendue sans vie sur la table, la gorge tranchée, les yeux arrachés et posés délicatement sur le bois couvert de sang. Les gouttelettes rouges tombaient une à une sur le parquet dans un bruit insupportable. Il avait envie de se crever les tympans. Il courut sans trop savoir où aller et entra dans la chambre parentale, celle qui avait été mise en pièces dans sa dernière vision et qui l'était toujours. Dans un coin, il y avait un lit de bébé avec un mobile qui jouait une mélodie discrète et douce : il pria pour que l'auteur de ce massacre eût épargné le nourrisson. Il approcha en tremblant et en avalant sa salive plusieurs fois. Se penchant au-dessus du berceau, il ne put qu'apercevoir le cadavre aux orbites dégoulinantes avant de revenir sur le quai du métro dans un sursaut plaintif.
« Tu te souviens maintenant, Ernest ? » dit-elle brusquement en lui flanquant l'enfant dans les bras.
Il s'en saisit maladroitement et les yeux de la femme tombèrent sur le sol, dans un tintement, devenus billes. Elle courut dans la foule alors qu'il lui criait de revenir, mais ne l'écoutant pas, elle se jeta sous les roues du métro qui arrivait en gare. Choqué, il mit un moment avant de retrouver ses esprits, ou plutôt ce qui en restait. Qu'allait-il faire de ce gamin ? Il ne pouvait tout de même pas l'abandonner dans un coin. Il jeta un coup d'œil circulaire, personne ne le regardait, il déposa l'enfant par terre. Mais il changea vite d'avis : c'était décidément inhumain de faire une telle chose. Il tendit les bras pour le ramasser et au même moment l'enfant ouvrit les yeux. L'anonyme fut projeté instantanément dans l'autre monde. Cette fois, il était dehors, menotté et entouré de plusieurs agents de police qui le maintenaient brutalement. Ne comprenant rien à sa situation, il fut balancé à l'arrière d'un fourgon blindé dont les portières se refermèrent aussitôt sur lui. Le véhicule démarra.
« S'il vous plaît, il doit y avoir une erreur. Je ne comprends pas ce qui se passe, expliquez-moi ! Je n'ai rien fait !
– Ferme ta gueule, sale ordure ! » hurla le policier avant de claquer le hublot en acier.
La vision s'évanouit dans le bruit du choc. Lorsqu'il réapparut, une énième fois, dans la gare, les hommes-fourmis étaient en train de piétiner l'enfant de leurs pas réguliers. Avant qu'il ait pu réagir, ce dernier était déjà réduit en une bouillie méconnaissable. Il se précipita vers les escaliers dans l'espoir de reprendre son souffle et se retrouva au milieu de la même ville bondée, les mêmes immeubles, les mêmes rues, les mêmes putains d'hommes-fourmis !
« Mais j'suis où bordel de merde ? »
Il en attrapa un et le cogna. Le chapeau tomba, laissant apparaître un visage au sourire tordu. Son visage était le même que celui de son reflet. Devant son air choqué, l'homme-fourmi éclata de rire. Un rire effrayant, pénétrant, pétrifiant. Il tomba à la renverse et crut s'évanouir. Lorsqu'il fut à genoux, sous le choc, les hommes-fourmis formèrent une ronde autour de lui et enlevèrent leur chapeau. Il découvrit les visages identiques des hommes, tous arboraient le même sourire moqueur et tordu. Il voulait pleurer, mais les larmes ne coulaient pas, il voulait hurler, mais sa voix restait bloquée, il voulait s'arracher la peau, mais la douleur ne venait pas. Il cherchait ses sensations, il cherchait ses émotions, ne trouvait que ses démons. Les hommes-fourmis riaient et le montraient du doigt, ils riaient à s'en écorcher la gorge, à en cracher leurs poumons, à en vomir leurs tripes et bientôt, ils pataugèrent dans leurs entrailles. Le misérable essaya de se relever, mais ses pieds s'embrouillaient dans les viscères et les hommes-fourmis le poussaient violemment pour qu'il retombe à chaque fois dans les boyaux gluants et chauds. Sa tête tournait mais l'évanouissement ne voulait pas s'offrir à lui. Les hommes fondaient lentement et leurs yeux glissaient de leurs orbites, tombant un à un dans la bouillie sanglante. Se rendant compte que ces yeux étaient un portail vers une autre vie, il essaya désespérément de les rattraper. Nombreux furent ceux qui s'enfoncèrent dans l'amas de chair et de sang pour s'y perdre. Toutefois il en récupéra quelques-uns, les collant contre sa poitrine tels des joyaux inestimables. Les yeux se transformèrent aussitôt en billes mais leur éclat heurta sa rétine sans résultat. Pourquoi cela ne fonctionnait-il pas ? Pourquoi, lorsqu'il avait le plus besoin d'aide, tout l'abandonnait-il ? Ses jambes s'enfonçaient peu à peu dans les glaires de tripes sans pouvoir s'en dégager. Tirant de toutes ses forces, il éprouva de la fatigue pour la première fois depuis qu'il était arrivé dans ce merdier sans fin. Ses membres retombaient d'eux-mêmes, cessant de lutter pour une cause perdue d'avance. Lorsque la bouillasse fétide s'infiltra finalement dans ses oreilles, ses narines et sa gorge, la peur se mêla à la fatigue et sa vue se brouilla. Soudainement, le liquide épais se dissipa, les hommes-fourmis disparurent et la ville grisâtre laissa place à une chambre immaculée aux murs blancs matelassés. Un parfum désagréable d'hôpital lui inonda les narines, mais il se rassura : son odorat était de retour. Il était assis en tailleur dans un coin de la pièce et essaya de se relever mais ses jambes étaient trop faibles et ses bras prisonniers d'une camisole de force. La sueur coulait sur son visage et dans son dos. L'angoisse le submergea.
« Où est-ce que je suis encore ? Répondez-moi ! Laissez-moi sortir d'ici ! » hurla-t-il en frappant contre la porte molle à coups d'épaule.
Une voix surgit d'un haut-parleur accroché au plafond :
« Ernest ! Calmez-vous. Nous allons entrer et vous administrer votre médicament quotidien.
– Je suis pas Ernest ! Je suis… Je suis… Mais putain ! C'est quoi mon nom ?
– Si, votre nom est Ernest, il va bien falloir vous y faire, vous le portez depuis votre naissance.
– Non ! Je veux pas être lui ! Je veux pas être ce monstre ! Vous confondez avec une autre personne, c'est pas moi qui ai fait ça ! Je veux pas, j'ai rien fait ! Faites-moi sortir d'ici !
– Nous entrons, Ernest. »
La porte blindée s'ouvrit doucement dans un grincement aigu : trois médecins en blouse apparurent dans l'embrasure et s'avancèrent vers lui. L'un d'eux sortit une seringue pendant que les deux autres le tenaient fermement.
–Non ! Pitié, je n'ai rien fait !
– Si, Ernest, tout ce que tu vois dans ta tête, tout ce qui te hante dans tes cauchemars, ce sont tes actes. Tu dois payer pour le massacre que tu as commis. Ta femme et tes enfants ne méritaient pas que tu déverses ta colère sur eux. Tu avais un foyer et une famille, un travail et des amis, c'est toi qui as tout détruit.
– Non, je ne peux pas croire que c'est moi qui ai fait tout ça, c'est trop immonde… je regrette… pleurnicha-t-il.
– C'est trop tard maintenant, tu aurais dû y penser auparavant. »
Sur ces mots, l'homme enfonça l'aiguille dans son cou et déversa le liquide dans ses veines. Les deux autres le lâchèrent et sortirent de la pièce. Ernest retomba mollement sur le sol, impuissant. Le médecin tourna les talons et avança vers la porte pour la refermer derrière lui. Au dernier moment, il jeta un regard par-dessus son épaule et le plongea dans celui du déséquilibré mental, à présent voilé et vide. Le visage du médecin avait changé, c'était celui d'Ernest, un sourire tombant et glacé aux dents tranchantes et des billes à la place des yeux. Il referma la porte.