Antique, roi, tortue : voici les trois mots qui me furent imposés par un ami pour ce texte sur le thème du lac. C'est, à mes yeux, celui qui marque un nouveau tournant dans mon écriture.
Lucifer, Federico Ferro (2020)
Elle sortit de l'eau et frotta frénétiquement son corps humide avec une serviette de bain. Le contact de l'air la fit claquer des dents et la chair de poule envahit peu à peu toutes les parcelles de sa peau. Elle roula son maillot de bain à ses pieds et se rhabilla en vitesse : d'une part à cause du froid, d'autre part à cause de la présence de pêcheurs présumés dans les parages. Alexis aimait beaucoup cet endroit, elle s'y rendait souvent petite, en vacances dans la région, et son père lui avait appris à nager dans ce même lac où elle venait d'effectuer quelques longueurs. Chaque goutte de son eau la faisait sentir poisson dans un royaume perdu. Combien de fois avait-elle rêvé de ce paysage antique, enfoui sous l'océan ? Ses hautes colonnes blanches aux ornements luxueux, rongés par la mousse et le corail, ses portails sculptés à l'effigie des dieux de la mer : chaque élément était un coup de poignard dans sa triste vie. Même revenir en ce lieu magique pendant les week-ends brisait son cœur : le village de cabanes dans la forêt qui bordait le lac avait été abandonné depuis une dizaine d'années, faute de financements. Pas assez attractif, baisse de budget, etc... Toujours à cause du pognon. Alors les petites chaumières s'étaient métamorphosées en squat. De là où elle se trouvait, elle pouvait déjà voir la lumière des spots improvisés en vue d'une énième soirée de débauche et, bientôt, les déchets humains viendraient se répandre sur les rives de l'eau scintillante.
Normalement, Alexis se dépêchait de grimper sur son vélo et de rejoindre son appartement en ville, mais aujourd'hui, elle voulait profiter du calme reposant auquel elle n'aurait pas droit avant quelques semaines, le temps de se débarrasser de ses révisions. Elle étendit sa serviette et s'allongea, son casque à musique sur les oreilles...The only one, who could ever reach me... Sa plénitude fut interrompue, lui faisant remarquer qu'elle s'était endormie : le ciel était brodé d'étoiles, et une musique lointaine résonnait alors que ses écouteurs s'étaient déchargés. Son téléphone affichait une heure et demi du matin, plus tard qu'elle n'aurait imaginé.
« T'en veux une ? »
Une petite brune s'était approchée d'Alexis, qui refusa poliment la bière tendue.
« Tu préfères la vodka ?
-Non, j'ai pas soif merci.
-Je vois, madame préfère les bonbons...
-Non, pas vraiment.
-Pourquoi t'es venue alors ? C'est pas un goûter d'anniversaire ici tu sais. »
Après avoir levé les yeux au ciel, la brune fit demi-tour, vers la cabane lumineuse. Alexis chercha son vélo, mais il avait disparu : son tas de ferraille roulait à peine mais cela n'avait pas dissuadé les voleurs. Elle enfila son sac à dos et entreprit de le retrouver. Les ravisseurs n'avaient pas pu aller bien loin s'ils faisaient partie des squatteurs. Elle écuma la forêt, tomba sur un couple en pleine action et sur un mec bourré en train de vomir ses tripes. Rien de bien méchant. Finalement, elle atterrit devant la cabane où avaient lieu les festivités. Le verre brisé craquait sous ses chaussures, et elle shoota dans une canette à moitié vide. La musique et les cris formaient un son uniforme qui l'enveloppait toute entière : elle ressentit à nouveau cette béatitude, venant des profondeurs de l'océan, tel l'écho des mammifères marins. Sa curiosité l'emporta sur la vision que lui offrait le paysage : les seules personnes qui se trouvaient à l'extérieur étaient ivres mortes, allongées dans des positions improbables, ou assises dans des pneus en train de fumer et discuter. L'intérieur l'attirait irrésistiblement : il n'y avait plus de porte, et les silhouettes ondulantes l'hypnotisaient, elles semblaient flotter dans une atmosphère auréolée. L'enchantement se brisa soudainement quand un homme en tenue d'Adam, avec pour seul vêtement une petite culotte en guise de couvre-chef, sortit en courant, suivi de près par une petite blonde déguisée en tortue.
« Rends-la moi gros con ! »
Alexis ignora les deux personnages, semblant tout droit sortis d'un cartoon des années quatre-vingt-dix, et pénétra dans la chaumière. Mises à part les cloisons, plus rien n'était semblable à ses souvenirs d'enfance : graffitis, fauteuils et matelas en lambeaux résumaient à peu près ce qui avait remplacé le papier peint et le mobilier rustique. Elle avança, évitant de bousculer les corps imbibés d'alcool, ou d'autres substances. Le sol était souillé de débris de verre, emballages et capotes usagées. La débauche des Médicis ne rivalisait pas avec celle qui se déroulait devant ses yeux : rares étaient ceux qui portaient encore des vêtements ou avaient le contrôle d'eux-mêmes. Elle passa devant un petit groupe qui avait l’air sobre, ce qui l’étonna plus que tout le reste. Assis autour d’un jeu de cartes, leur discussion semblait calme. L’une des personnes assises lui adressa la parole, mais la musique masquait sa voix.
« Comment ?
-Tu veux jouer ?!
-Ah ! Non merci ! »
Elle fit un geste poli, sourit, et continua son exploitation. La jeune femme avait l’impression de se débattre dans un labyrinthe d’algues sous-marines : elle s’en libéra en grimpant les marches pour accéder à l’étage, là où se trouvait la chambre qu’elle avait pu autrefois occuper. La porte n’était plus là : il ne lui en fallait pas plus pour faire demi-tour, puisqu’une partie de jambes en l’air à plusieurs battait son plein sur un matelas au milieu de la pièce. Elle descendit bien vite l’escalier et s’engouffra dans ce qui restait de la cuisine. Ses yeux se perdirent dans la marée vibrante de gens agités. Mais dans les vaguelettes incessantes, une silhouette fixe attira son attention. C’était celle d’un jeune homme, adossé au mur du fond, un cure-dent fourré dans la bouche. Il scrutait la foule d’un regard perçant, il ne disait rien mais semblait penser à un millier de choses à la fois. Ses yeux bleus passèrent sur Alexis et en un instant, elle eut la certitude qu’il venait de sonder son âme. Il continua son analyse muette : ses pupilles mouvantes, le battement rare de ses paupières et le mâchouillement du bâtonnet au coin de sa bouche espiègle formaient ensemble la pulsation de son corps entier, bien que stoïque. Alors, il battit des cils une dernière fois et s’anima, déplaçant sereinement sa trop lourde enveloppe corporelle. Son esprit semblait flotter au-dessus de toutes les têtes, s’effaçant au fur et à mesure qu’il s’approchait de la sortie. Il n’était pas un prince, pas un roi, non, il était un dieu. Dans la mesure où tout ce qui l’entourait devenait petit, insignifiant. C’était ça le sentiment qu’Alexis ressentait : pas un coup de foudre, mais toute la portée de la puissance qui se dégageait de chaque pore de sa peau.
Il effleura la jeune femme sans y prendre garde et à cet instant, elle perçut le tourment colossal enfoui derrière sa lumière. Il s’effaça derrière elle, coquille vide, et elle sentit qu’il n’était plus là : son aura avait quitté la pièce. Alexis ne bougeait plus, transformée par cette non-rencontre. Elle n’entendait plus la musique, les rires, les cris, elle ne sentait plus les effleurements et les bousculades, elle ne discernait plus les odeurs de sueur, de tabac, d’herbe ou de jouissance. Le monde entier l’enveloppait, l’attirait dans ses abysses. Elle ferma les yeux, mais se sentit soudain étouffée, prise en étau, compressée dans des sables mouvants. Une sensation de noyade l’envahit. Elle les rouvrit, grands. Un besoin irrépressible de sortir d’ici, de respirer l’air du dehors, de quitter cette atmosphère moite. Enfin, l’air frais lui claqua au visage, celui d’une fin d’automne qui laisserait bientôt sa place à celui, plus mordant, de l’hiver. Elle voulait retourner sur les rives du lac, se sentir à nouveau en sécurité, sentir l’étendue de ses eaux, sentir à quel point elle était petite dans l’immensité de l’univers, sentir à nouveau ce vertige hallucinant. Elle contourna la cabane pour s’éloigner le plus possible de la musique, et elle le vit devant elle, le dos tourné : il marchait dans la même direction. Il ramassa une bouteille en verre qu’il brisa contre un arbre et s’arrêta sur la berge.
Alexis interrompit sa marche et l’observa sans chercher à se cacher. Le jeune homme porta la bouteille à sa gorge et, de droite à gauche, lacéra froidement sa peau avant de laisser tomber le tesson à terre. Écartant les bras, comme une offrande à la lune qui le baignait de sa lumière divine, il tomba à genoux, silencieux. Alexis resta bouche bée, avant de voir le sang qui se répandait sur le sol, essayant de s’unir petit à petit au calme de l’eau. Elle effaça la distance qui les séparait et plaqua ses deux mains à l’endroit où la plaie vomissait.
« L’histoire peut encore être changée. Regarde la lune, elle te pardonne. Ce n’est pas la fin. »
Elle ferma les yeux avec lui.