Nouvelle écrite lors de l'Atelier d'Écriture de l'Université de Caen animé par Belinda Cannone en 2016 en partenariat avec le « Salon des Livres Époque » de Caen 2017. Cette nouvelle fait partie d'un recueil composé de seize textes sur le thème "L'étranger" qui fut gratuitement distribué lors du salon. Ce texte est également un hommage à l'histoire familiale de l'écrivain Pierre Jourde.
Couverture du recueil « L’Étranger »
dessinée par Sonia Martins (2017)
Alexandre Jourdin avançait silencieusement au volant de sa Renault 4CV dans les rues calmes de Paris. Sa patronne, sur la banquette arrière, attendait patiemment que son chauffeur la mène à sa destination quotidienne. De temps en temps, elle osait une parole, une question, d'apparence purement polie. Alexandre répondait par « oui », « non » ou par des phrases très courtes, étudiées pour comporter le moins de syllabes possible. Ce n'était pas hostile, c'était plus profond que ça, juste un signe de la plus extrême des timidités. Il redoutait à chaque fois le moment où Henriette Lenormand entrerait dans sa voiture. Non seulement parce qu'elle allait lui parler, mais surtout parce qu'il allait devoir lui répondre. Il essayait de prendre un air très concentré, fixé sur la route, pour qu'elle pense qu'il ne devait pas être dérangé pendant le trajet, mais elle éprouvait ce besoin irrésistible de connaître tous les détails de sa vie.
Henriette, bonne femme de soixante-cinq ans, se faisait conduire tous les jours dans le centre-ville de la capitale à 9 heures du matin, y passait trois heures à des occupations dont elle seule avait la connaissance, puis se faisait ramener par le même Alexandre jusqu'à sa petite maison de campagne bourgeoise. Ce dernier s'était déjà demandé ce qu'elle pouvait faire trois heures par jour au même endroit mais n'avait jamais osé l'interroger : l'idée même de poser une quelconque question à Henriette sur n'importe quelle part de sa vie le terrorisait.
En vérité, après être sortie de la voiture, celle-ci se dirigeait immédiatement vers le même parc municipal, s'asseyait sur le même banc public et sortait un livre de son sac à main, attendant en lisant que les trois heures s'écoulent. Elle s'impatientait toujours dès la première heure, espérant que le temps passe plus vite pour aller retrouver son chauffeur. Ses brèves escapades n'étaient qu'un prétexte pour être à ses côtés mais ça, c'était son petit secret. Et pour comprendre le comportement de ces deux étranges personnages, il fallait remonter quarante ans plus tôt.
Nous étions en pleine Première Guerre Mondiale : Henriette, belle femme dont les charmes et les rondeurs élégantes ne laissaient pas les hommes indifférents, avait vingt-cinq ans. Mais elle était mariée et l'homme partageant sa vie depuis quatre ans était une grosse brute jalouse et beaucoup trop protectrice. Elle s'était amourachée de cet homme viril et robuste qui pouvait lui garantir un bon avenir, financièrement parlant. Et pour preuve, ils habitaient une belle maison avec étage et jardin en bordure de la capitale. Elle l'avait aimé sincèrement mais depuis leur mariage, Gaspard était devenu de plus en plus rustre, de plus en plus brutal. Il s'était lassé d'elle aussi vite qu'il s'en était épris et il le lui faisait sentir. Pourtant, selon lui elle lui appartenait toujours : c'était sa chose, son objet. Il la tenait éloignée de la société parisienne et avait choisi pour cette raison cette maison dans la cambrousse.
Elle restait enfermée, avec pour seule occupation l'entretien de leur demeure et la lecture des ouvrages que son mari daignait lui rapporter de la ville après ses nombreuses lamentations : ce n'étaient pas des livres très intéressants mais ils lui permettaient de s'échapper un moment entre deux corvées. Lorsque Gaspard reçut sa convocation pour le front, il lui laissa toute une liste d'interdictions concernant les lieux auxquels elle avait le droit ou non d'aller à telle ou telle heure pour ses besoins quotidiens. Il lui avait assigné Barnabé : un chauffeur extrêmement vieux et laid, de sorte qu'elle ne s'entiche pas de lui. Et c'était fort efficace ! Son absence procura à Henriette une sorte de soulagement indescriptible. Bien sûr, elle suivait à la lettre ses indications parce qu'elle savait qu'un seul pas de travers remonterait à ses oreilles quand il reviendrait. Car il avait promis de revenir et elle n'en doutait pas une seconde.
Quelques mois après le départ de Gaspard, alors que Barnabé venait la chercher pour l'emmener au marché, elle fut surprise de voir qu'à la place de son vieux chauffeur se tenait un magnifique jeune homme. Comme son étonnement était lisible sur son visage, il vint lui expliquer sa présence. Il s'appelait François et se trouvait être le fils de Barnabé, tombé gravement malade. Son père l'avait prié de prendre sa place le temps de sa guérison. Henriette, prise de compassion pour son gentil chauffeur, lui pardonna immédiatement. Elle donna l'itinéraire au jeune homme qui la conduisit joyeusement au marché. Ils bavardèrent tout le long du trajet avec un enthousiasme sincère. Cela la changeait du silence morose du vieux Barnabé.
Au fil de leurs courts voyages, ils apprirent à mieux se connaître : elle savait désormais qu'il avait trente-deux ans, qu'il était marié, avait deux enfants et qu'à cause de – ou grâce à – son épilepsie, il n'avait pu s'engager pour le front. Quand son père lui avait donné une autre occupation que femme au foyer pendant que la sienne était à l'usine de munitions, il s'était enfin senti utile. De son côté, il apprit la dureté du mari d'Henriette et son souci de lui donner un chauffeur qui surveille ses allées et venues.
Plus le temps passait, plus elle se pressait de faire ses emplettes afin de rejoindre son ami plus vite, profitant des quelques minutes gagnées pour discuter avec lui. Elle le trouvait tellement charmant avec ses bouclettes brunes, ses fossettes lorsqu'il souriait, sa voix tendre et sa gentillesse infinie. Elle adorait sa façon de poser les yeux sur elle. Elle sentait son cœur vibrer quand le moteur de la Renault AG vrombissait devant le portillon. Rendez-vous qu'elle attendait impatiemment tous les mercredis. Dans son esprit, le reste de la semaine s'écoulait indéfiniment alors que les trajets duraient à peine quelques secondes. François savait que c'était mal de se rapprocher d'Henriette de cette façon : il avait chaque fois l'impression de trahir sa femme quand il voyait sa passagère, mais c'était aussi dangereux à cause de Gaspard qui serait fou s'il apprenait seulement qu'Henriette fréquentait un autre homme.
Un mercredi d'automne, alors qu'une tempête avait ravagé les étalages du marché, Henriette avait dû renoncer à faire ses courses en voyant le chaos. Comme elle était sur la route du retour avec François, elle lui proposa de passer prendre un thé pour se réchauffer avant de partir. Ils discutèrent encore autour de la table de la cuisine, devant leur tasse, mais plus ils parlaient, plus ils se rapprochaient et plus ils échangeaient des regards insistants. La main d'Henriette se posa sur celle de François lorsqu'elle voulut récupérer la tasse vide et un regard suffit pour qu'il perde ses moyens et qu'il l'embrasse sauvagement, empli du désir qu'il avait refoulé jusqu'alors. Elle ne le repoussa pas, au contraire, et lui rendit son baiser plus passionnément encore. Ils firent l'amour avec ivresse, ravageant table et plan de travail. Puis François se rhabilla, embrassa Henriette et reprit la route.
Le mercredi suivant, alors qu'elle montait dans la voiture de son amant, celui-ci la salua froidement, sans un regard. Elle lui demanda la raison de cette soudaine distance, confuse et sur le point de pleurer. François lui avoua qu'il aimait toujours sa femme et qu'il regrettait de l'avoir trompée, que désormais il ne pourrait plus la conduire puisque Barnabé était maintenant guéri. Elle le supplia de continuer à être son chauffeur, lui criant qu'il ne pouvait lui infliger cela maintenant qu'elle l'aimait et qu'ils avaient consommé cet amour : il ne voulut rien entendre. Le chemin du retour se fit dans le silence le plus lourd et triste qu'il était possible de se figurer et la semaine d'après, ainsi que les suivantes, ce fut Barnabé qui se retrouva au volant.
Le choc qu'avait enduré Henriette et son adultère la firent tomber en dépression : elle ne mangeait plus, ne dormait plus, prenait de plus en plus de poids, pleurait continuellement et envisageait même le suicide, mais elle méritait de vivre toute sa vie avec son infidélité sur la conscience. Quatre mois plus tard, elle remarqua qu'elle n'avait toujours pas eu ses règles. Elle en fut paniquée : en quatre ans de mariage, elle n'avait jamais réussi à avoir d'enfants avec Gaspard malgré de nombreuses tentatives, et il avait suffi d'une seule erreur de parcours pour que l'irréversible se produise. L'enfant prenait beaucoup de place et il lui était de plus en plus impossible de cacher son énorme ventre. Elle pria Barnabé de faire les courses à sa place car personne ne devait être au courant. C'était la première fois qu'elle lui demandait un service et il fut muet comme une tombe. François lui-même n'était pas au courant. Il n'aurait pas assumé l'enfant de toute façon. Après avoir accouché, seule dans sa grande maison, dans une souffrance interminable et en se demandant si elle y passerait, Barnabé, qui était devenu son confident, lui conseilla de placer l'enfant chez une nourrice. Elle devait à tout prix cacher ce fils illégitime à son mari : cette solution était son unique espoir. Elle le garda auprès d'elle quelques mois encore et, de peur que Gaspard rentre à tout moment, elle se résolut à déposer cette créature sans défense chez une nourrice habitant dans une campagne opposée à la sienne. Elle lui rendait visite avec Barnabé une fois par semaine, prétendant être une tante éloignée, puis elle repartait au bout de deux heures après lui avoir témoigné toutes les preuves de son amour maternel, le cœur lourd de tristesse.
Arriva le jour où Gaspard rentra à la maison. La première chose qu'il dit à sa femme fut : « Mais c'est que t'as grossi en plus ». Et leur quotidien reprit comme si cette histoire n'était jamais arrivée, dans la méfiance et les remarques désagréables. Il ne se doutait de rien : elle rendait visite à son fils une seule fois par mois quand il partait travailler, avec la complicité de Barnabé, et payait la nourrice avec l'argent qu'elle avait mis de côté pour les études supérieures qu'elle n'avait pu faire. L'enfant grandissait vite, mais à huit ans il ne savait toujours pas parler et ne faisait que babiller. C'était un garçon solitaire, qui ne comprenait pas pourquoi il n'avait pas de parents comme les autres enfants. À dix ans il parlait enfin, mais avec un grave bégaiement. Ses camarades d'école se moquaient de lui et le surnommaient « l'orphe-phe-phe-lin » ou « le bafouilleur indésiré ». Pour ses quinze ans, la nourrice ne put plus supporter de le voir souffrir et lui avoua qui était sa mère et pourquoi elle avait dû l'abandonner. Il ne pleura pas mais comprit et décida de tout garder pour lui en pensant aux nombreuses fois où sa « tante » s'était occupée de lui avec une tendresse inépuisable : il ne dit jamais à Henriette qu'il savait.
Il devint un adulte perturbé qui n'arrivait pas à se forger une famille et à trouver un travail, à cause de sa timidité et surtout de son important défaut de prononciation. À vingt ans, Henriette lui offrit d'être son chauffeur car la flamme de Barnabé s'était éteinte, mais aussi pour enfin le voir en toute liberté. Il accepta. Gaspard ne s'y était pas opposé – ses quatre-vingt-sept ans ne lui permettaient plus de s'échauffer comme avant – puisqu'elle avait toujours été irréprochable. À quarante ans, il était toujours le chauffeur d'Henriette et malgré leur distance et leur gêne, il aimait conduire sa mère tous les jours au même endroit. Et Henriette aimait passer du temps avec son fils unique, l'enfant qu'elle avait chéri en secret. Ce secret inavouable avait lié deux êtres que le destin ne voulut pas séparer.
« Allez ! En route Alexandre !
– D'a-d'a-d'a-d'accord maman. »
Elle écarquilla les yeux, bouche-bée.
Le chauffeur d'Henriette, Laure Julien (2017)