J'ai écrit Nuit blanche à l'occasion d'un appel à textes sur "Le combat de la femme" par le Cercle Hypatie, une revue littéraire étudiante caennaise. Aujourd'hui, je me détache de ces mots car les propos que j'y tiens sur la prostitution ne font plus partie de mes opinions. Dans ce texte, sans le vouloir, j'ai été une SWERF (Sex Worker Exclusionary Radical Feminist), même s'il s'agit d'une fiction, j'ai été putophobe. J'ai passé une grande partie de mon adolescence à lire des témoignages sur ce sujet, or ceux-ci étaient bien plus souvent des récits d'esclaves sexuel•les, biaisant mon regard. J'ai, depuis, mûri la réception des informations, différenciant esclavage sexuel et prostitution. Je ne développerai pas ici et n'écrirai plus de fiction à ce sujet, du moins de cette manière, même après un travail de perpétuelle déconstruction : premièrement car je ne suis pas moi-même concernée au premier plan, deuxièmement car celleux qui le sont pourront bien mieux aborder la réalité de ce métier. Je vous conseille notamment la BD "Bagarre érotique" de Klou qui parle de sa propre expérience, des lois hypocrites établies par le plus grand des proxénètes (c'est-à-dire l'État), du regard extérieur porté sur ce métier et plus globalement de la notion de travail. Je tenais quand même à vous partager ce texte car il est une trace de mon évolution en écriture, mais aussi de mon évolution politique, humaine. J'en profite pour donner tout mon soutien inconditionnel aux prostitué•es, j'espère que vos droits seront légitimés au plus vite.
La esclava, Antonio Maria Fabrès y Costa (1886)
00h35 J’ai bien fait d’apporter un gilet, je savais qu’avec cette tenue j’allais cailler. Je descends un peu ma jupe qui remonte constamment et tire en sens inverse sur un de mes bas qui glisse à intervalles réguliers le long de ma cuisse. Le canal apporte le vent avec lui, heureusement qu’on est en mai. Pour l’instant, il est encore tôt et beaucoup de voitures passent sans s’arrêter, mais je sens le regard des conducteurs sur moi. Quelques-uns désireux, d’autres méprisants ou moqueurs, la majorité indifférents. Un ou deux surpris, peut-être d’en voir une nouvelle dans le paysage. Personne ne m’a encore abordée, mais je vais devoir être patiente : la nuit risque d’être longue.
01h10 Une voiture vient de passer, toutes vitres ouvertes, musique à fond. Elle s’est arrêtée : à l’intérieur, trois jeunes hommes, plus jeunes que moi. Ils m’ont insultée, et l’un d’eux m’a même craché dessus. C’était un des risques à prendre, je m’y suis préparée. J’ai pris une lingette dans ma poche et me suis essuyé le visage.
01h20 Mes talons me font déjà mal. Je marche un peu pour ne pas m’engourdir, je reviens sur mes pas et je fais pareil dans l’autre sens. Une voiture s’arrête. Le conducteur baisse sa vitre, il me détaille de haut en bas.
« Tu prends combien ?
-Pour ?
-Juste une pipe.
-Trente.
-T’es chère pour une nouvelle. Fais moi à vingt.
-Non trente, sinon casse-toi.
-Allez monte.
-Non. Gare toi en face. »
Il grogne et obéit. Je monte côté passager.
« Donne. »
Il me tend les billets que je range immédiatement dans la poche de mon gilet. Sans un mot, il baisse sa braguette et sort son sexe.
« Occupe-toi en. »
Il est mou, je le branle. Il s’allume une clope. Je sors une capote quand il est prêt. Hors de question de mettre cette horreur dans ma bouche sans protection. Une fois enfilée, je commence à le sucer pendant qu’il fume à la fenêtre.
« Tu fais ça parce que t’as pas d’argent ? »
Je ne réponds pas, de toute façon j’ai la bouche pleine. Il me pose d’autres questions : comment je m’appelle, quel âge j’ai ou ce que je fais d’autre dans la vie. Je ne réponds à aucune et je sens que ça l’énerve. Il appuie sur ma tête, je manque de m’étouffer mais je réussis à garder mon sang-froid. Ça dure longtemps, peut-être quinze minutes, ma mâchoire commence à être douloureuse. Il finit par jouir. Il enlève la capote, la noue et me la tend : je suis censée la garder, il connaît les règles, c’est un habitué qu’il me dit. Je la mets dans une de mes poches, je la jetterai quand il sera parti.
« C’était pas terrible, mais je vais être indulgent, t’as l’air novice. Heureusement que t’es mignonne. Je reviendrai, pour voir si tu t’es améliorée. Descends. »
Je retourne à mon poste, il part vers la quatre-voies. Je crache et jette la capote dans le canal. Il ne me reverra plus.
01h50 J’ai rien amené pour m’occuper, pas de musique, pas de livre. Je savais que mes pensées me prendraient tout mon temps. Je pourrais me dire que j’en ai assez vu, mais ça ne fonctionne pas comme ça et je ne vais pas abandonner si vite. Des cris interrompent mes divagations : une femme s’approche dangereusement de moi en m’insultant. Je suis sur son territoire, je dois dégager. Je n’arrive pas à en placer une, elle ne me laisse pas parler. J’essaie de la calmer mais ses hurlements couvrent ma voix. Elle me pousse plusieurs fois jusqu’à ce que je perde l’équilibre et tombe, pas encore habituée à mes talons hauts.
« Tu crois que tu peux débarquer et me piquer mes clients ?
-Je voulais juste essayer une fois, une seule nuit !
-Et en plus tu te fous de ma gueule ! Tu crois que c’est un jeu ? Ça t’amuse ? »
Elle hurle alors que je suis encore à terre. Elle remarque que je ne riposte pas et se calme pour m’aider à me relever. Elle enchérit, cette fois d’un ton bienveillant :
« Rentre chez toi gamine. T’es en train de faire une grosse connerie, tombe pas là-dedans.
-Je fais pas ça pour l’argent.
-Alors pourquoi ? »
Elle croise les bras. Comment expliquer ce que je suis en train de faire sans passer pour une folle ? Je ne sais pas moi-même ce que cela va m’apporter.
« Je veux me dépasser. Peut-être me prouver quelque chose. Faire un truc stupide et pouvoir l’arrêter quand je le souhaite, reprendre le contrôle.
-T’es bizarre toi.
-Laisse-moi juste pour cette nuit et je te donnerai tout ce que je gagne. »
Je sors les billets que l’autre m’a donnés juste avant.
« Marché conclu. Mais je veux plus te revoir de toute ma vie ensuite, ok ? »
Je lui promets. Elle me demande mon prénom, mon âge, etc. Je lui mens. On discute et elle finit par me raconter un peu sa vie : elle me dit que ça lui fait du bien d’avoir un peu de compagnie. Les clients parlent pas beaucoup en général. Nina, c’est pas son vrai prénom, fait ça depuis cinq ans : c’est l’âge de son fils qu’elle doit élever seule depuis que le « géniteur », c’est comme ça qu’elle l’appelle, l’a foutue à la rue quand elle était encore en cloque. Elle s’est reconstruite depuis : elle ne passe plus de foyer en foyer comme au début : maintenant elle a un appart et un mi-temps, son quotidien n’est plus aussi difficile qu’avant. Même si elle a du mal à arrondir les fins de mois. Ce qu’elle fait la dégoûte, mais les besoins de son fils passent avant son amour-propre. Nina mâche pas ses mots, elle a pas honte de dire que c’est une pute : sa seule peur, c’est que son fils l’apprenne quand il sera en âge de comprendre ce que c’est.
« J’me voile pas la face, y’en a des milliers d’autres comme moi. On vend nos corps pour élever nos gosses, payer nos études ou juste à bouffer. Moi ça va, j’ai de la chance, j’suis pas emmerdée : j’ai des clients réguliers, ils sont sympas, d’autres un peu cons, mais ça va. »
Je la regarde, elle parle beaucoup. Elle fait pas attention si je l’écoute, elle devait juste avoir besoin de tout déballer à quelqu’un qu’elle ne reverrait plus jamais.
« Ma belle, je serais bien restée à discuter avec toi toute la nuit, mais j’ai Philippe qui va pas tarder, c’est son horaire habituel : tous les mardis soirs, il est au rendez-vous. Ça fait six mois que je suis la femme de sa vie apparemment, c’est un bon gars mais pas mon genre : entre nous, il est pas très doué. »
Nina s’éloigne en riant, elle me lance quelques encouragements et me laisse dans un dernier signe de la main.
02h30 Me voilà à nouveau seule. J’avais une distraction et maintenant les aiguilles dans mes pieds me font plus mal que jamais. J’ai déjà fait la moitié, je ne vais pas abandonner pour une broutille. J’aurais tout le temps de me reposer demain matin, je n’ai pas cours le mercredi. Le silence me pèse : je commence à fredonner, de toute façon il n’y a personne.
03h20 Quelques voitures sont passées mais aucune ne s’est arrêtée. Il y a bien un homme qui est venu me voir, mais il était à pieds : je lui ai fait croire que je n’étais pas assez expérimentée pour avoir ma propre camionnette et il m’a crue. Ça ne doit pas réellement fonctionner comme ça mais je n’avais pas prévu de véhicule pour l’occasion, comme pratiquement tout le monde passe en voiture ici. Mais c’est un coin où il y a pas mal de squats et de concerts clandestins, il devait y en avoir un ce soir parce qu’une petite foule passe devant moi au compte-goutte. Deux jeunes femmes marchent sur le trottoir d’en face, un peu éméchées : elles pensent chuchoter mais je les entends.
« J’aimerais bien faire ça juste pour essayer un jour.
-T’es malade ? Te faire baiser par des gros porcs et choper le SIDA ? On n’a pas les mêmes délires !
-Mais non ! Je choisirais que ceux qui ont une belle gueule !
-Rêve pas, y’a que des gros puceaux qui vont voir les putes, t’as aucune chance de tomber sur Christian Grey. Là, si on te passe les menottes, c’est soit pour finir dans la cave d’un malade, soit dans une cellule pour racolage ! »
Elles s’éloignent en gloussant. Je n’ai pas assez d’expérience, mais ce qui est sûr, c’est qu’aucune des deux n’est proche de la réalité. La plupart des mecs qui passent par là sont des types normaux, ils savent que les prostituées ne sont pas seules, qu’elles sont surveillées. De loin, mais surveillées quand même. Elles sont nombreuses celles qui fantasment sur la prostitution, mais elles la confondent trop souvent avec le métier d’escort-girl, qui réunit beaucoup plus d’avantages. Je faisais moi-même partie de ces filles en manque de piment, un peu à la ramasse sur les conditions des prostituées. Et puis ce petit désir d’aventure s’est transformé en curiosité dévorante : je me suis posée plus de questions que je n’avais de réponses, lisant des témoignages, des livres relatant des histoires vraies par paquet. La majorité ne faisait pas le trottoir par choix, et rares étaient celles qui finissaient par aimer ça. Moi, je n’ai pas eu d’enfance difficile, je n’ai pas de problèmes d’argent et je ne viens pas non plus d’un pays étranger. Je suis juste une gamine beaucoup trop curieuse.
03h50 Une voiture s’est arrêtée. Le conducteur, un quadragénaire, me demande mes tarifs. Il accepte, commence à couper le contact. Je lui dis qu’on fera ça dans sa voiture.
« T’as pas de camionnette ? »
Je lui sors la même excuse qu’à l’autre et il la gobe. Il va se garer en face, descend, et ouvre la portière arrière : il y a un siège bébé. Il commence à être gêné, s’excuse et va le mettre dans le coffre. Il me laisse monter et me rejoint en fermant la portière derrière lui. Il ne sait pas trop quoi faire, il attend, les yeux baissés. À vrai dire, je ne suis pas plus avancée que lui, mais je tente quelque chose. Je monte à califourchon sur ses genoux et l’embrasse, mes deux mains contre sa nuque. Je sais que ce n’est pas le comportement que je devrais adopter, mais j’improvise. Il prend confiance et attrape mes hanches : je le sens durcir. C’est un bon début. Je sors une capote, déboutonne son pantalon et lui fait une fellation. Il n’ose pas me toucher alors je prends ses mains et les mets sur mes épaules. Il se laisse aller.
04h30 La suite ne se passera pas comme dans les films : il ne va pas bander mou, il ne va pas avoir un éclair de conscience en pensant à sa femme et ses enfants, ne va pas se dire que je pourrais être sa fille et culpabiliser, il ne va pas partir en me laissant un billet de plus pour se faire pardonner. Non, il va me prendre en missionnaire, jouir dans la capote et me la tendre, il va me remercier et fermer sa portière en me disant « À bientôt ». Le tout bien servi sur un tissu de mensonges. Lui, croyant savoir pourquoi je suis là, comme toutes les autres. Et moi, réalisant que je n’avais rien à foutre ici.
04h50 Je passe devant Nina et lui tend le billet de cent euros. Elle me sourit, je lui souris en retour. Et nous savons toutes les deux que ce sont des adieux.
05h00 Je suis sur la route du retour. Ce que j’ai fait ce soir m’aura servi de leçon. Je ne regrette pas d’avoir couché avec un inconnu, je savais dans quoi je m’engageais. Non, ce qui me répugne le plus, c’est que j’ai cherché quelque chose à me mettre sous la dent. Je suis venue ici dans le but de trouver un sujet pour mon mémoire de master, en prévision de l’année prochaine. Trouver un sujet et l’exploiter jusqu’au bout. Et c’est bien ça le problème : ces femmes, je les ai exploitées. Comme l’aurait fait un journaliste pour son dernier article buzz. Je me suis servie de leur métier sans avoir les mêmes bagages qu’elles : moi, je n’ai aucune raison de faire ça. Il y a des associations qui se battent pour libérer les femmes prisonnières de leur condition de bout de viande, il y a des milliers de femmes qui vivent la prostitution comme une série de viols, et moi j’arrive, comme une fleur, et je considère que ce n’est pas si terrible, que je l’ai fait par choix. J’ai même osé le dire explicitement à Nina, j’ai osé lui rappelé que je pouvais arrêter quand je le voulais et pas elle. Dire : « Je veux essayer pour voir ce que ça fait », c’est considérer que les prostituées ne sont qu’une partie du décor, comme une boulangerie ou une épicerie, c’est considérer que la minorité qui apprécie le job vaut pour la majorité qui le subit. Je me suis moquée de celles qui doivent se vendre chaque nuit en leur montrant que j’avais le choix, et pas elles. Qui suis-je pour parler à leur place ? Une énième gamine qui croit tout savoir du comportement humain et qui se plante lamentablement. Ce que je fais n’aide en aucun cas leur cause, je ne fais que la minimiser. J’ai osé penser qu’elles faisaient ce qu’elles voulaient de leur corps, mais justement non : elles n’ont pas le choix. Personne ne devrait les regarder avec mépris. Mes chaussures me font hurler intérieurement : je les enlève et les jette rageusement dans le canal. Enfin libres, mes pieds avancent à tâtons sur le béton sale de la ville qui se réveille.
Merci de bien lire l'introduction précédant ce texte si ce n'est pas déjà fait.