Cette très courte nouvelle a été écrite en 2015 pour la revue du « Salon du livre et de la musique de Deauville » 2016. Chaque année, ce salon met un pays à l'honneur : l'Italie fut l'heureux élu pour cette première édition. C'est aussi le premier texte que j'ai pu produire avec l'Atelier d'Écriture de Belinda Cannone. Cela marque mes débuts dans une recherche réelle de création aboutie. « Pluie d’Automne » a, plus tard en 2024, introduit le spectacle À Contre-jour.
Artiste peignant le portrait d'une musicienne, Marguerite Gérard (1803)
Elle avait une robe blanche, dont les plis retombaient sur le sol en cascade. Un nœud de soie serrait sa taille fine aux hanches étroites et le tissu dessinait subtilement ses courbes. Ses doigts pinçaient avec douceur les cordes d'un luth aux ornements somptueux dont on pouvait presque entendre l'exquise mélodie, et le mouvement de ses bras gonflait sa poitrine d'un souffle angélique. Sur son cou laiteux s'échappaient les fils d'or de quelques boucles rebelles. Elle avait le nez ravissant, les joues délicatement colorées, le sourcil fin, le front haut et surtout, sur cet ensemble d'une parfaite harmonie, brillaient comme des fragiles dragées célestes ses yeux couleur aigue-marine. Sa beauté effaçait le décor derrière elle : la peintre et sa palette de couleurs étaient ternes et sans vie, même son reflet dans la toile que celle-ci peignait n'atteignait pas la splendeur de son visage. "La peintre et sa modèle musicienne, Giacomo Ceruti, 1767" était inscrit sur un panonceau en-dessous du cadre aux reliefs dorés. Le tableau aurait plutôt dû s'appeler « La musicienne et la femme peintre », au vu de l'inutilité de cette dernière : elle méritait d'être coincée en arrière-plan, dans l'ombre de la muse éclatante.
Salvino Degli n'était pas un très grand amateur d'Art, il était entré par ennui dans ce musée un après-midi pluvieux. Il avait parcouru les galeries, déambulé entre les centaines de toiles peintes, aussi grisâtres et tristes que le ciel d'automne, puis s'était retrouvé devant elle. Il n'avait pu détourner son regard de cette jeune musicienne et était resté toute la journée debout devant le tableau. Les jours suivants, il était revenu, et ceux d'après encore pour contempler cette beauté irréaliste. Salvino venait la voir dès l'ouverture du musée et repartait à contrecœur à sa fermeture. Alors, quand il ne pouvait pas la voir, il s'imaginait danser au rythme de "Voi che sapete" de Mozart, avec la jolie musicienne aux creux de ses bras.
Il errait la nuit, lorsqu'il n'était pas à ses côtés et qu'il n'arrivait pas à trouver le sommeil, pour rassembler son image dans les visages féminins, en vain : toutes étaient laides en comparaison. Il ne vivait que pour elle, que par elle. Il gardait l'espoir qu'elle l'aperçoive à travers ses yeux d'azurite, mais jamais ils ne se tournaient vers lui. Son regard restait fixé sur l'affreuse peintre qui tenait ses affreux pinceaux pour peindre une affreuse représentation de sa précieuse muse. Jour après jour, il se tenait devant son amante, ne sentant ni les courbatures ni la faim, n'entendant pas les vociférations du gardien de nuit qui le mettait à la porte en arrivant. Salvino était devenu une pièce du musée à part entière, plus personne ne faisait attention à lui. Il était immobile, on entendait à peine sa respiration et pourtant il se sentait en vie pour la première fois depuis sa naissance. Le fredonnement de "Voi che sapete" était le seul son qui pouvait s'échapper de sa gorge.
Un soir où il se tenait devant sa bien-aimée, une sensation vint perturber ses rêveries. Les lumières s'étaient éteintes et le silence régnait dans le musée. Il regarda sa montre dans la pénombre et s'étonna de voir que sa fermeture était déjà passée depuis longtemps : le gardien l'avait oublié. Enfin son vœu le plus cher se réalisait. Au bout de quelques autres heures de contemplation, son corps commença à trembler et sa vue se brouilla. Soudain, la muse tourna la tête, tendit son bras vers lui en souriant tendrement et sortit du cadre doré. Salvino prit la main qu'elle lui offrait et la suivit à travers la toile. La belle reprit sa place et sa position et Salvino s'assit sur le tabouret qu'occupait la peintre avant de s'effacer. Le lendemain, quand le musée rouvrit ses portes, les visiteurs observaient avec admiration le tableau oublié au fond de la galerie : "Le peintre et sa modèle musicienne, Giacomo Ceruti, 1767", représentant un homme et une femme, le regard de l'une plongé dans celui de l'autre, figés d'amour jusqu'à la fin des temps.