J'ai écrit ce texte pour un concours sur le thème "Un silence", avec un peu trop de contraintes : pas trop de personnages, pas trop de lieux et pas de lieux réels, pas de référence à la réalité, pas de philosophie, pas trop de dialogues, pas trop de descriptions, pas de longue temporalité, pas trop de rebondissements, pas trop lent, pas trop rapide, pas de blablablablabla... J'ai hésité à leur envoyer une feuille blanche, au moins j'aurais été dans le thème. Je savais que mon texte ne serait pas retenu, mais j'ai quand même eu envie de jouer le jeu en respectant le plus possible les règles, le thème et l'obligation de faire une chute surprenante. À vous de juger s'il aurait mieux valu que je me taise. Non mais comment ça "pas de propos philosophique" ?
Bed rock, Michael Howard (2015)
Je suis celui que vous ne percevez pas entre chaque goutte de pluie. Je suis celui que vous n’entendrez jamais à cause de votre souffle et des battements de votre cœur. Je suis celui qui s’insuffle dans les corps de tous ceux que vous décevez. Je suis celui qui règne sur les limbes. Je néant vide rien.
Le silence. Elle pouvait presque le palper. Si seulement la salle voulait bien arrêter de respirer. Juste un instant. Mais le chef d’orchestre leva vivement sa baguette et les violons reprirent de plus belle, plongeant la salle au comble de la satisfaction, d’un seul mouvement. Bien sûr, Sophie se laissa prendre au jeu, elle restait humaine après tout, mais le frisson qui la parcourait n’était pas aussi puissant que celui qui faisait dresser les poils de ses voisins. La dernière note sonna et un autre concert prit le relais, celui des applaudissements. Puis, la foule se leva tout en continuant à faire claquer ses mains. Sophie imita les autres spectateurs, ce qui permit à son strapontin de se rabattre d’un coup, mais son grincement se perdit dans le vacarme ambiant. Enfin, les applaudissements se dissipèrent pour laisser place aux voix qui s’élèvent et au bruissement des vêtements qu’on enfile.
Sophie passa son blouson et son écharpe, attendit que Charles ait fini de se débattre avec la sienne, puis ils quittèrent la salle, suivant le mouvement ondulant des autres vers l’extérieur. Charles débitait tout un flot de paroles, mais elle n’y prêtait pas attention, sachant pertinemment qu’il faisait l’éloge ou le blâme du concert : l’un ou l’autre ne l’intéressait aucunement de toute façon. À la place, elle écoutait ses propres talons heurter le béton, tandis qu’elle rejoignait la voiture de son ami : la jeune femme s’y réfugia mais le froid humide de février régnait aussi en maître dans l’habitacle. Ses dents s’amusaient à se rejoindre sans qu’elle ne puisse rien faire. Charles démarra le moteur et le chauffage, les enveloppant d’un coup d’un vrombissement et d’un souffle d’air tiédasse, tout en continuant de jacasser, encore et encore. Et comme si ce n’était pas suffisant, il avait allumé la radio : sa voix couvrait à peine le dernier tube de Beyoncé. Il tourna à droite au carrefour.
« C’est ici c’est ça ? Je crois me souvenir la dernière fois que je t’ai déposée. Il y avait cette mamie qui promenait son chien et…
-Oui. »
Il se gara en face du numéro 14 en sifflotant une autre mélodie que celle qui passait à la radio. Insupportable. Ce type avait dû perdre toutes les parties du Roi du Silence étant gamin, Sophie en aurait parié ses cordes vocales. Dès que le moteur fut coupé, elle retira sa ceinture et sortit en vitesse de la voiture.
« Merci de m’avoir raccompagnée. À demain.
-Attends ! Il est à peine 22H, on peut peut-être continuer cette belle soirée chez toi. Tu m’invites à prendre un verre ? »
Sophie savait très bien où il voulait en venir et il était hors de question que quelqu’un d’autre qu’elle-même mette les pieds dans son appartement.
« Ça ne m’intéresse pas Charles, je te l’ai déjà dit. J’ai passé une bonne soirée, mais c’est tout, on est juste collègues. J’ai accepté de t’accompagner parce que tu meubles très bien une conversation pour deux.
-T’es dure… Une autre fois alors ?
-C’était la dernière. Salut. »
Sophie claqua la porte d’entrée derrière elle : il n’avait pas à insister. Déjà qu’elle avait fait l’effort de se montrer cordiale avec lui… Non, décidément, elle ne regrettait pas un seul instant de l’avoir rejeté. Elle contempla son appartement avec satisfaction. Enfin à la maison. C’était un logement très spacieux pour une personne seule et, à part pour la salle de bain, il n’était encombré d’aucune cloison. La cuisine ouverte donnait sur un grand salon qui ne comportait qu’un canapé-lit, que Sophie dépliait chaque soir, et une armoire contenant quelques vêtements. La jeune femme ne possédait que le strict nécessaire : aucune décoration, aucune distraction. Les murs et le mobilier blancs reflétaient particulièrement bien l’état d’esprit dans lequel elle voulait se plonger en entrant dans son refuge. Elle retira ses escarpins en prenant soin de les aligner à ses baskets, puis se déshabilla. Après avoir méticuleusement plié et posé son linge dans la corbeille, elle fit couler un bain chaud. La baignoire se remplit lentement, la pression de l’eau étant assez légère pour ne pas faire trop de bruit. Sophie traversa la pièce principale et vint se poster à sa fenêtre, nue.
Dehors, les lampadaires projetaient les ombres pressées des voitures et des piétons. La jeune femme ne percevait aucun klaxon ou autre bruit de la circulation grâce au double-vitrage, elle n’entendait pas non plus ses voisins avec l’isolation parfaite du studio. Les agences immobilières l’avaient traînée longtemps avant de lui proposer quelque chose qui entrait vraiment dans ses critères principaux. Parmi eux, un seul était réellement indispensable : le calme. Certes, il y avait la campagne, mais l’idée même qu’une multitude de mouches bruyantes puisse s’introduire chez elle sans rien pouvoir faire l’angoissait. Au moins ici, la rupture avec l’extérieur était nette. Le jour, Sophie prenait les transports en commun, travaillait en tant que professeur dans une école primaire, sortait en centre-ville avec ses collègues, et la nuit, elle s’isolait dans son cocon, en quête d’un repos qui ne viendrait jamais.
Elle avait pourtant tout essayé : les boules quies, la méditation, l’hypnose, l’acupuncture, les médicaments, les drogues, la plongée sous-marine, la masturbation, les bains de privation sensorielle… Elle s’était même rendue à Paris dans un centre qui proposait une chambre sourde et qui se vantait de pouvoir vous faire entendre le silence : ça avait été la plus grosse déception de sa vie. Aucun son extérieur n’était venu la polluer pendant cette expérience, mais le résultat était bien pire que ce qu’elle avait imaginé : non seulement ses oreilles percevaient les battements de son cœur et le souffle de sa respiration, mais en plus elles captaient l’air qui circulait dans ses poumons, le son de ses membres qui se mouvaient et surtout le sang qui passait dans ses veines. Un véritable cauchemar. Celle qui croyait pouvoir au moins toucher du bout des doigts un semblant de paix intérieur avait découvert à quoi ressemblait l’Enfer. La seule solution viable serait encore de se catapulter dans l’espace mais c’était bien au-delà de ses moyens physiques, intellectuels et financiers, et cela ne mettrait pas en sourdine ses pensées, véritables coupables de son mal-être permanent.
Sophie coupa le robinet de la baignoire, puis s’y engouffra délicatement : la brûlure de l’eau sur sa peau était exquise. Si elle pouvait simplement fondre comme du savon… La jeune femme immergea complètement sa tête et attendit de manquer d’air pour s’autoriser à rejoindre la surface. Quand ses mains furent assez fripées et l’eau assez froide pour ne plus être supportable, elle tira son corps lourd, mais toujours vide, de la baignoire et le sécha avec la plus douce de ses serviettes. Elle aurait voulu rester éternellement sous l’eau, là où il était si facile de s’endormir, mais le froid finissait toujours par prendre le dessus sur sa volonté. S’abritant dans la chaleur de sa couverture après s’être glissée dans son lit, Sophie lutta contre elle-même pour empêcher ses pensées de polluer sa quête de sommeil. Sommeil qui ne l’emporta que quelques heures plus tard après une bataille acharnée. C’était une frustration quotidienne à laquelle elle ne s’habituait pas. Et même quand elle arrivait enfin à s’endormir, ses cauchemars la réveillaient constamment.
Cette nuit ne fit pas exception, mais ce fut celle de trop. Le front trempé de sueur, les tempes battantes, elle venait de lutter une énième fois contre la terreur qui s’amusait à l’immobiliser par rafales. Cette angoissante paralysie contre laquelle elle ne pouvait rien : ni bouger, ni frapper, ni hurler. Pourtant, elle s’était débarrassée de tous les objets qui auraient pu s’animer dans l’ombre, de tous les sons qui pouvaient la rendre folle. Mais cela ne suffisait pas, la chose la rejoignait quand même. C’était son cerveau qui créait cette malsaine créature. C’était de son cerveau qu’il fallait se débarrasser. La décision était prise depuis longtemps, mais le courage lui manquait. Aujourd’hui, elle ne reculerait pas.
Dans le noir, les sons d’un tiroir qu’on ouvre, d’un cran de sécurité qu’on abaisse, d’une détente qu’on presse furent les derniers qu’elle entendit. Promesse d’un silence éternel et mérité.