Pour cette nouvelle, je me suis essayée à la comédie romantique, un genre que je n'avais jamais osé tester. Il s'avère que j'ai préféré écrire les passages romantiques comparé à ceux qui mettaient en avant la comédie, mais c'était une expérience amusante. Je me suis beaucoup inspirée de "Demain j'arrête" de Gilles Legardinier, qui est une de mes rares références du genre et que j'avais beaucoup aimé.
Étoiles jumelles, Luis Ricardo Falero (1881)
Le déménagement avait été un désastre. La pluie avait ruiné la moitié des cartons : la distance entre le camion et l’immeuble n’était pas énorme mais il tombait des cordes à vous noyer. Le couple d’amis qui s’était proposé à aider Gabrielle s’était décommandé à la dernière minute : la batterie de leur voiture avait lâché et, dans leur cambrousse, nul bus ne pouvait les dépanner. Gabrielle s’était résolue à louer un camion et le déménageur qui va avec : il avait accepté le travail d’urgence mais avec un petit billet en plus, bien sûr. En deux heures, l’affaire était bouclée : Gabrielle n’avait pas beaucoup de meubles, uniquement le nécessaire, et de toute façon elle avait passé son année à déménager, donc pratiquement toutes ses affaires étaient restées dans des cartons. Mais transporter un matelas, un frigo et une machine à laver seule était inenvisageable. Une chance que son nouvel appartement se trouvait au rez-de-chaussée, car il n’y avait pas d’ascenseur dans cet immeuble de quatre étages, le déménageur aurait demandé à nouveau un billet de plus et alors là, adieu les vacances bien méritées !
Une fois le calvaire des allers-retours sous l’averse terminé et le camion parti, Gabrielle s’était assise au milieu de ses cartons détrempés, bien contente de n’avoir vécu qu’avec le strict minimum depuis qu’elle avait quitté le logement familial à ses dix-huit-ans, six ans auparavant. Après dix minutes à espérer que ses vêtements et ses cheveux sécheraient, elle se résolu à prendre une douche avant d’attaquer le déballage de ses affaires. Au bout de quelques instants, elle se rendit compte que l’eau ne s’écoulait pas totalement, créant ainsi une pataugeoire dans la cabine. Elle râla intérieurement, se promettant de s’en occuper plus tard. Ses vêtements secs enfilés, elle déposa les autres dans la machine à laver avec un sac de linge sale qui attendait son tour depuis un mois déjà. Elle tourna machinalement le bouton de programmation et appuya sur « marche » : rien ne se passa. Peut-être avait-elle oublié de brancher quelque chose ? C’était bien son genre. Mais non, tout était à sa place. Elle vérifia l’arrivée d’eau, qu’elle était pourtant sûre d’avoir ouverte quelques heures plus tôt : le bouton tournait dans le vide, il était cassé. Sa patience était mise à rude épreuve. Gabrielle souffla un bon coup, il ne fallait pas s’énerver, une laverie se situait dans la rue d’à côté, ça ferait l’affaire en attendant de prendre rendez-vous avec un plombier. Elle saisit Brigitte, son chat noir, et le serra dans ses bras pour se consoler. Celui-ci avait retapissé sa caisse de transport d’excréments et d’urine pendant le trajet, qui n’avait pourtant duré que vingt minutes, mais comme il le faisait toujours quand il devait suivre sa maîtresse dans ses déménagements intempestifs. Elle ne lui en voulait pas : de toute façon, cette journée était maudite. Peut-être le reste de la semaine se montrerait plus clément en compensation. Elle avait eu le temps de passer un paquet de fois devant l’affiche qui annonçait la fête des voisins pour le surlendemain et avait la nette impression que s’y rendre n’était pas une mauvaise idée. Elle voulut se servir un verre d’eau au robinet de la cuisine, mais la pression qui en sortit violemment lui explosa au visage. Si elle avait eu une masse, elle aurait explosé toute la tuyauterie de l’appartement sans une once de pitié. Gabrielle se coucha vaincue, elle n’avait pas faim, elle n’avait plus soif.
*
La soirée s’annonçait douce : Gabrielle avait sorti une jolie robe et préparé une grande salade composée pour la fête des voisins. Elle n’avait encore croisé personne car son travail la faisait partir tôt et rentrer tard, en attendant d’être transférée dans ses nouveaux locaux –ce qui ne devait tarder à se faire. Quand elle arriva sur le lieu du rassemblement, c’est-à-dire sur la pelouse de l’immeuble, les tables de jardin étaient déjà installées et les chaises presque toutes occupées. Elle salua ses nouveaux voisins et se présenta, les regardant sans les voir, peu habituée à prendre la parole, même brièvement, devant un groupe. On l’accueillie gentiment et un homme âgé d’une soixantaine d’années l’invita à prendre place à ses côtés, là où il restait une chaise vide. Elle s’y installa avec plaisir, regrettant vite son choix : elle n’avait pas eu le temps d’en placer une qu’il lui faisait déjà un exposé détaillé de sa naissance et sa jeunesse. Sans le vouloir, l’esprit de Gabrielle divagua de lui-même : il avait décidé de faire connaissance avec tout ce beau monde. Il y avait une majorité de personnes d’un âge avancé mais aussi quelques couples de parents dont les enfants couraient un peu partout, jouant à cache-cache ou au loup. Elle voulait se métamorphoser en petite fille de huit ans et aller courir avec les bambins, qui avaient l’air de beaucoup plus s’amuser que les adultes, et qui, eux, n’avaient pas à subir les aventures passionnantes de Papi-la-jacasse. Son regard continua sa petite trajectoire pour venir boucler le cercle de la table. C’est au moment précis où l’anneau se referma que Gabrielle fût projetée en orbite autour d’un nouvel astre. Une jeune femme d’une trentaine d’années, un visage rond parsemé d’une constellation de taches de rousseur, des yeux verts couleur nébuleuse cachés derrière une paire de lunettes trop grande et des cheveux explosifs, flamboyants comme le soleil. Le cœur de Gabrielle rata un battement, elle en était certaine. Elle venait de tomber amoureuse. La petite rousse dû s’en apercevoir, Gabrielle l’aurait parié, car elle lui adressa un sourire radieux, à faire tomber les anges de leur Paradis. En vérité, celle-ci avait senti qu’on l’observait et avait souri par réflexe à la nouvelle venue, mais en cet instant, le cœur emballé de Gabrielle croyait bien ce qu’il voulait. Elle aurait voulu envoyer balader le papi, qui lui racontait alors comment il avait attrapé un ver solitaire dans son jeune âge, pour aller boire les paroles de sa nymphe. Elle essayait tant bien que mal de subtiliser quelques bribes de conversations que tenait celle-ci avec la femme de Papi-la-jacasse, qui lui expliquait à présent la façon dont il s’était débarrassé de son parasite. Gabrielle tendit l’oreille au maximum :
« Et vos patients alors ? Comment vont-ils ?
-…je me suis assis au-dessus…
-Oh ! Comme d’habitude.
-…d’une bassine de lait bouillant…
-J’ai quelques difficultés avec le dernier qu’on m’a apporté.
-…et j’ai attendu longtemps…
-Mais je sens qu’il fait des efforts.
-…j’ai senti quelque chose remuer là-dedans…
-J’ai dû lui administrer deux-trois petites choses tout de même.
-…et au moment où il est sorti…
-Je sens que ce n’est pas peine perdue.
-…je l’ai attrapé…
-Il ira mieux d’ici quelques temps.
-…et j’ai tiré de toutes mes forces…
-S’ils pouvaient tous être comme celui-là !
-…alors qu’il se débattait…
-C’est sûr j’aurais moins de boulot !
-…mais je ne l’ai pas lâché…
-Ça, ma chère Agathe, on peut toujours rêver ! »
Agathe ! Elle s’appelait Agathe ! Gabrielle tenait le Saint Graal à pleines mains, et elle ne le lâcherait plus ! Quand elle revint à la surface, le papi finissait son histoire.
« Je le tenais à bout de bras, il gigotait, alors j’ai couru jusqu’au ruisseau derrière la maison et je l’ai jeté à l’eau ! »
À aucun moment elle regretta de ne pas l’avoir écouté. Il n’y faisait même pas attention, trop occupé désormais à conter la naissance de son premier enfant et les ressemblances qu’il avait trouvé entre cet heureux événement et l’extirpation de son parasite. Gabrielle n’arrivait pas à se détacher de cette conversation, qui n’en était pas vraiment une puisqu’il ne la laissait pas en placer une, et ne pouvait pas trouver d’excuses pour s’en aller. Par politesse, mais aussi parce qu’elle était beaucoup trop hypnotisée par Agathe. Par la façon dont ses lèvres bougeaient quand elle prenait la parole, mouvement sensuel au son indistinct, par ses paupières qui faisaient disparaître le monde pendant un tiers de seconde rien que par leur simple battement, par ses doigts qui levaient fermement la fourchette en plastique et piquaient les morceaux de concombre et les quartiers de tomates pour venir les engloutir délicatement. Gabrielle voulait devenir un quartier de tomate, elle voulait être mâchée, avalée par Agathe, elle voulait glisser le long de sa gorge et finir ses jours au creux de son estomac, rester à jamais à l’intérieur de son ventre. La jeune femme se ressaisit : ses pensées allaient trop loin, et si elle continuait comme ça, il faudrait l’interner. Le monologue du papi était insoutenable : il dura jusqu’à la tombée de la nuit, quand sa femme décida qu’il était temps de se mettre au lit. Il la suivi en rouspétant, il n’avait pas fini de raconter la fois où… Gabrielle s’empressa de lui dire au revoir, elle n’avait plus qu’une hâte : engager la discussion avec Agathe. Il n’y avait plus aucun obstacle entre les deux jeunes femmes, c’était le moment pour en profiter. Mais la nymphe se leva et prit congé de la foule en détresse face à ces adieux insupportables. En fait, seule Gabrielle était devenue une rivière de larmes, à l’intérieur, car en apparence, elle se contentait de saluer poliment, comme tout le monde. Après ce cruel départ, la jeune femme replongea dans l’ennui quelques minutes encore. Il restait bien une dizaine de personnes, mais comme aucune ne se décida à l’aborder, elle rentra à son tour. Elle se coucha pleine de courbatures dans les pommettes et les gencives, à force d’avoir souri poliment toute la soirée, mais ne trouva pas immédiatement le sommeil : le fantôme d’Agathe flotta encore longtemps dans ses pensées avant de vagabonder peu à peu dans ses rêves.
*
Quelques semaines passèrent et Agathe n’avait toujours pas quitté les pensées de Gabrielle. Celle-ci avait enfin été transférée, mais ses nouveaux horaires ne lui permettaient de croiser dans les couloirs que certaines personnes, comme Papi-la-jacasse, qu’elle prenait soin d’éviter, sa femme, qui parlait tout autant que lui, des parents aux enfants turbulents, quelques étudiants discrets, un couple avec un chien qui s’empressait de la renifler à chaque fois qu’ils se croisaient, certainement à cause de l’odeur de ce cher Brigitte, mais jamais Agathe. Pourtant, Gabrielle allait délibérément chercher son courrier quatre fois par jour dans l’espoir de l’apercevoir à nouveau. Mais rien. Pas une seule mèche de ses cheveux bouclés n’était perceptible à travers son judas et aucune de ses fenêtres ne donnaient sur la cour de la porte d'entrée. Elle s’était même demandée si elle ne l’avait pas rêvée, mais son nom apparaissait bien sur les boîtes aux lettres, indiquant son appartement deux étages plus haut. Si proche et pourtant si loin… Elle avait longuement hésité à frapper à sa porte pour l’inviter à boire un café, mais ça aurait paru insensé : elles ne s’étaient vues qu’une seule fois, et sans même s’adresser la parole. Gabrielle avait pris son courage à deux mains à de nombreuses reprises pour gravir les escaliers jusqu’au deuxième étage et se poster devant la porte de la magnifique rousse, mais une fois arrivée, son corps entier se réduisait en purée liquide incapable d’aller plus loin. Cette ascension se finissait irrémédiablement par un demi-tour lâche et une séance intensive de câlins réconfortants avec Brigitte, qui commençait à en avoir plus que marre de ces pleurnicheries. Aujourd’hui encore, elle était devant la porte, tremblante, le poing serré, prêt à frapper un battant qui ne se présenterait jamais à lui. Gabrielle s’apprêtait à faire demi-tour une énième fois, quand une voix dans son dos la fit sursauter.
« Je peux vous aider ? »
Une voix qu’elle ne connaissait que trop bien pour se l’être imaginée un millier de fois, au moins. Elle fit volte-face, partagée entre l’euphorie, la honte, et la gêne. Comme elle ne répondait pas, Agathe, postée en haut des escaliers avec un sac de course au bout de chaque bras, reprit la parole :
« Vous êtes la nouvelle voisine, Gabrielle, c’est ça ? »
La jeune femme, envoûtée, hocha timidement la tête. Maintenant qu’elle était devant la nymphe, elle voulait disparaître. Décidément, il fallait qu’elle se ressaisisse, et vite ! Agathe avait posé un de ses sacs et cherchait ses clefs dans la poche arrière de son jean.
« Je n’ai pas vraiment eu le temps de faire ta connaissance l’autre jour, on peut se tutoyer ? s’interrompit-elle, alors que Gabrielle acquiesçait à nouveau. Hélène adore parler, comme son mari, ils ont toujours beaucoup de choses amusantes à raconter. Toi aussi tu n’arrivais pas à te défaire de Rudolph, n’est-ce pas ? Je parie qu’il te racontait cette horrible histoire de ver solitaire, tout l’immeuble est au courant ! »
Elle ponctua sa phrase d’un petit rire cristallin et émit un « Ah ! » de contentement en extirpant enfin le trousseau de sa poche.
« Tiens, tu veux bien m’aider une seconde ? dit-elle en donnant un des sacs à Gabrielle, qui avait perdu le don de la parole, certainement pour toujours, tandis qu’elle tournait la clef dans la serrure. Tu peux poser ça là. »
Elle désigna le plan de travail de la cuisine d’un geste vague et se dépêcha de ranger ses surgelés au congélateur avant que la chaleur corporelle de Gabrielle ne fît fondre l’immeuble entier.
« Je te sers quelque chose à boire ? »
Mais elle avait servi deux grands verres d’eau et en tendait déjà un à la femme-mollusque. Celle-ci le bu d’une traite.
« Il fait une de ces chaleurs aujourd’hui ! Pardon je parle trop ! Je compense avec toutes les fois où je ne peux rien dire avec Hélène… Tu voulais me dire quelque chose ? »
Le cœur de Gabrielle bondit dans sa poitrine. Son cerveau s’était mis en pause et cette question le détraqua pour de bon. Sa bouche devint lourde, sa langue venait de se lier au palais. Sa volonté de répondre se disputa avec la paralysie de sa mâchoire et, après une bataille de quelques secondes qui sembla durer des heures, la jeune femme parvint à bégayer quelque chose, mais pas exactement ce qu’elle souhaitait. De toute façon, qu’aurait-elle voulu, la tout de suite, maintenant ? Son corps avait pris le dessus sur son esprit et agissait en son bon vouloir : elle était devenue sa propre marionnette. Au lieu de l’inviter à boire un café, comme elle avait joué la scène des milliards de fois avec Brigitte, elle marmonna un prétexte complètement absurde à sa visite :
« J’avais besoin de conseils… Je ne me sens pas très bien ces derniers temps. Avec votre… ton travail, j’ai pensé que tu pourrais m’aider. »
Gabrielle voulu courir et se jeter par la fenêtre, ou se vider le verre qu’elle tenait fermement dans la main sur le visage, mais il était vide, et elle s’était assez ridiculisée comme ça. Agathe resta muette, elle avait l’habitude qu’on vienne lui demander de l’aide, mais uniquement à son travail. Elle en fût donc surprise mais agréablement touchée : il était assez rare qu’un patient vienne se confier de lui-même. Son premier réflexe fût de l’encourager à poursuivre. Gabrielle, confuse, balbutia ses symptômes fictifs, qui n’étaient que reflets de sa réalité : des palpitations, des tremblements, des difficultés à prendre des décisions… Agathe réfléchit un instant, elle promit de faire quelques recherches sur cette mystérieuse maladie et de venir la voir quand elle aurait du nouveau. Gabrielle la remercia et s’en alla, presque en courant. Quand elle se réveilla de sa torpeur, elle était dans son appartement, comme téléportée. L’espace d’un instant, d’une descente d’escalier et d’une traversée de couloir, elle était devenue zombie. Désormais, elle avait toute la soirée pour réfléchir à ce qu’elle venait de faire et comment il était possible de se tirer de cette énorme bêtise. Quant à Agathe, elle était restée hébétée et amusée, mais avait tout de suite reconnue chez sa voisine un léger cas d’hypocondrie, cas qui n’avait encore jamais croisé le chemin de sa carrière. Elle en avait bien sûr étudié durant son cursus universitaire, et savait comment le traiter, mais celui-là était différent : Gabrielle n’avait pas l’air pressée de connaître son diagnostic, au contraire, et n’avait pas non plus une liste toute prête de symptômes. Si elle s’y prenait assez vite, elle pourrait canaliser les angoisses de la jeune femme. Elle décida de ne pas l’envoyer dans sa clinique, mais de se charger seule de cette affaire puisqu'aucun traitement n’était nécessaire à ce stade.
Le surlendemain, Agathe vint frapper à la porte de Gabrielle. Celle-ci s’était préparée à cette visite (au moins pendant des heures), inventant un nouveau symptôme, l’insomnie –ce qui n’était pas tout à fait un mensonge depuis qu’elle avait rencontré sa sublime voisine, au lieu de chercher un moyen de s’excuser d’avoir menti. Agathe prenait des notes, posait des questions, bien installée dans le canapé, tandis que Gabrielle essayait tant bien que mal de paraître crédible et que Brigitte les observait de loin, ravi de ne plus avoir à subir les câlins oppressants de sa maîtresse désespérée. Elles en étaient venues à parler du déménagement et de toute la poisse qui avait pu en découler, du changement d’emploi, etc. Tout cela avait peut-être déclenché cet état de stress qui lui faisait ressentir des symptômes qui n’existaient pas réellement. Gabrielle hésita à confirmer cette hypothèse, elle aurait dû le faire, pour mettre fin à ses mensonges, mais cela aurait aussi mis un terme à leurs rencontres, et il n’en était pas question. Elle culpabilisa à l’instant où elle affirma que c’était impossible, qu’elle avait l’habitude des changements de ce genre, qu’ils étaient quotidiens pour elle. Agathe lui laissa une autre chance de cesser cette mascarade en supposant que c’était justement ces changements qui devenaient trop envahissants, que cette mouvance devenait trop lourde à porter, mais à nouveau, Gabrielle réfuta cette possibilité. Elle s’enfonçait peu à peu, certaine que la noyade montrerait bientôt le bout de son nez. Agathe était partagée : fallait-il envisager à faire des examens ou continuer sur la piste de l’hypocondrie ? En plus, Gabrielle n’avait pas du tout vu d’autres médecins, ce qui rendait floue cette dernière hypothèse. Savait-elle ce qui lui arrivait sans oser le dire ou sans savoir quels mots poser sur cette maladie ? Elle devait se préparer à toutes les possibilités. Décidément, ce cas était fortement intriguant. Elle prit congé, promettant à nouveau de faire des recherches.
De retour dans son appartement, elle explora les différents ouvrages de médecine qui recouvraient ses étagères, espérant trouver quelque chose en lien avec les symptômes de Gabrielle. Mais à part un état de stress intense, l’hypocondrie restait la solution la plus cohérente. Gabrielle avait-elle subit un choc sans être capable de s’en souvenir ? Dans ce cas, il faudrait absolument l’orienter vers un psychologue. Elle lui en parlerait à leur prochain rendez-vous. Et puis, ce serait aussi l’occasion de faire un peu plus sa connaissance : après tout, elles étaient voisines. Agathe se reprochait souvent d’être uniquement focalisée sur son travail et de ne jamais sortir avec ses amis. Mais quels amis ? Depuis qu’elle travaillait à l’hôpital, tous ses sujets de conversation tournaient autour de son boulot et quand on lui demandait de raconter les détails croustillants sur ses patients, elle refusait catégoriquement : secret professionnel. Hors de question de perdre le poste qu’elle avait eu tant de mal à obtenir pour de vulgaires commérages. Ça n’avait pas été très bien reçu de la part de ses fréquentations et peu à peu, elle s'était vue s’éloigner d'eux sans pouvoir trop rien faire. D’abord, elle ne parlait plus quand elle sortait avec eux, par peur d’être barbante, et puis elle avait commencé à refuser petit à petit les invitations, préférant rester chez elle plutôt qu’avec des personnes qui n’étaient pas capables de s’ouvrir à d’autres centres d’intérêt que les leurs. C’est aussi pour cela qu’elle était ravie quand elle croisait Rudolph ou Hélène dans le hall d’entrée, ça la faisait sortir un peu de son boulot vélo dodo. Ils avaient tellement de choses à raconter et ils n’étaient jamais lassés d’elle puisqu’ils ne savaient pas grand chose à son sujet (ils leur suffiraient pourtant de demander mais la répartition de la parole avec ceux-là était… comment dire… inéquitable). Dans un sens, cette histoire avec Gabrielle pouvait la faire émerger de ce coma qu’avait été sa vie ces cinq dernières années. Peut-être trouverait-elle en sa voisine une amie ? Après tout, Gabrielle tirait Agathe de sa torpeur et avait l’air amusante : qui d’autre sur cette terre avait appelé son chat mâle Brigitte ? Ce qui était sûr, c’est qu’elle ne s’ennuierait pas à ses côtés, et leurs petits entretiens donnaient une très bonne excuse pour discuter.
Le suivant arriva bien vite : le surlendemain pour être tout à fait précis. Il fût plus détendu, bien que Gabrielle s’enfonçait dans le mensonge à mesure que son idylle se propageait, se demandant quand elle allait refaire surface un jour, ou si seulement elle y arriverait. Car même si elle ressentait réellement des picotements dans la poitrine, ils n’apparaissaient que quand Agathe était dans ses pensées ou dans les parages : et ça, il était hors de question de lui avouer, sous peine d’exposer toute la supercherie. Ce qu’elle ne savait pas en revanche, c’est qu’Agathe avait compris dès le début que ces symptômes devaient être abordés d'une toute autre manière que par une batterie de tests inutiles. Gabrielle évoqua son manque d’appétit, ce qui ne fit que conforter son interlocutrice dans ses hypothèses. De fil en aiguille, le rendez-vous médical se changea en rendez-vous amical. Elles discutèrent du dernier film vu, du dernier livre lu, du dernier morceau de musique écouté, du plat le plus apprécié… Elles se découvrirent des points communs et des divergences : l’une préférant le restaurant asiatique au nord de la ville, l’autre celui du sud, toutes les deux raffolant des buffets à volonté, aucune n’ayant essayé celui du centre-ville. Gabrielle sauta sur l’occasion : d’un coup, sa timidité était partie se cacher auprès de Brigitte, qui ne montrait même plus le bout de son nez avec tous leurs éclats de rire ; elle l’invita à dîner au restaurant du centre le vendredi prochain. Agathe accepta avec enthousiasme. Les deux femmes ne virent pas la soirée défiler, et vers une heure du matin il fallut se résoudre à se quitter, tout en se promettant de se revoir bien vite.
Le lendemain, Agathe se remémora la soirée de la veille. Elle avait passé un très agréable moment, le meilleur depuis longtemps, mais quelque chose la laissait perplexe. Pourquoi Gabrielle l’avait-elle invitée au restaurant, avec tous ses troubles de l’appétit ? Son attitude n’était pas logique. Depuis le début, cette affaire n’était pas claire, quelque chose se dissimulait là-dessous, et il fallait à tout prix découvrir quoi afin qu’elle puisse l’aider du mieux possible. Sans ça, il lui était impossible de résoudre les problèmes de sa nouvelle amie. De son côté, Gabrielle culpabilisait comme jamais auparavant, partagée entre le bonheur et la honte. Vendredi, elle avouerait tout. Chacune de leur côté, elles se retournèrent l’esprit en quête de solution. Plus facile à dire qu’à faire.
*
Gabrielle avait passé la soirée à se préparer. Coiffée, habillée, de façon à être resplendissante tout en paraissant naturelle : un truc qui fonctionnait à tous les coups. À la dernière minute, elle se ravisa : elle avait déjà assez menti, pas besoin de jouer aussi avec son apparence. Elle se démaquilla et enfila une robe plus simple. La vraie Gabrielle ouvra la porte quand Agathe vint frapper à vingt heures pile. Toujours ponctuelle. Agathe s'était pomponnée, un peu mais pas trop, elle-même ne savait pas pourquoi. Ça ne changeait rien aux yeux de la femme-mollusque, elle était sublime tout le temps, même au sortir du lit, c'était une certitude. Elles embrassèrent Brigitte et partirent à pieds en direction du centre-ville. Le silence ne dura pas longtemps : elles avaient tellement de choses à se raconter, tout une vie pour être exact. Au restaurant , elles dévalisèrent le buffet et, à la fin du repas, le ventre bien rempli et la langue écorchée d'avoir tant parlé, elles se mirent d'accord pour l'élever au rang de meilleur chinois de la ville. Elles furent les dernières clientes et le responsable du leur demander de partir à la fermeture. Dehors, la nuit était tombée depuis longtemps, mais les lumières des bars éclairaient les rues comme si le soleil venait à peine de se coucher. On entendait le son indistinct des foules qui parlaient, riaient, fumaient, de la musique à peine percevable dans ce mélange de voix nocturnes. Un chat gris passa près des deux jeunes femmes mais s'enfuit à leur approche, pourtant délicate : chaque pas s'éternisait, il fallait que le trajet du retour dure le plus longtemps possible pour ne pas avoir à se dire au revoir, pas tout de suite. Gabrielle retardait comme elle pouvait le moment où elle avouerait enfin sa faute. Plus elles marchaient, plus ses mains tremblaient. Agathe l'avait bien remarqué et mettait cela sur le compte des nombreux symptômes que son amie lui avait énoncés. D'ailleurs, les troubles d'appétit de celle-ci ne s'étaient pas fait remarqué ce soir, au vu des dizaines de makis qu'elles avaient engloutis (et savourés). Encore un mystère de plus à élucider.
Elles passèrent dans la rue de la soif et Agathe proposa d'aller boire un verre. Après tout pourquoi pas ? Une fois que Gabrielle lui aurait tout avoué, elle ne voudrait certainement plus lui adresser la parole à nouveau, autant profiter des derniers instants à ses côtés. Elles entrèrent dans « Le Vertige », là où l'on pouvait s'éloigner un peu de la fumée des cigarettes en se réfugiant dans la salle du fond. Elles commandèrent deux embuscades et se laissèrent bercer par la musique qui s'échappaient des haut-parleurs sans pour autant venir fracasser les tympans de ses auditeurs. Ici, le décor médiéval avait, par sa rusticité, le pouvoir de faire se dévoiler sans peur de jugement les pèlerins qui s'adossaient à ses murs de pierre et posaient leurs fesses sur ses bancs de bois : un véritable appel à l'authenticité. Mais le dévoilement des deux jeunes femmes ne dura pas bien longtemps : elles s’apprêtaient à commander un autre verre quand un groupe vint s'asseoir à leur côté. Gabrielle vit le regard d'Agathe s'assombrir et, comme perdue, elle demanda à aller autre part. Prise de court, elle n'eut pas le temps de répondre et un des hommes qui venaient d'arriver s'exclama :
« Agathe ? Ça fait un sacré bail qu'on t'a pas vue dans les parages !
-Oui, j'étais... occupée...
-Je t'avais pas reconnue, t'en as pris du poids ! Hey, regardez les gens c'est Agathe ! » lança-t-il en se retournant vers ses amis.
Tous parurent étonnés de la voir posée là : c'était elle et ce n'était plus elle. Le silence gênée précéda les remarques sur son absence, sur son physique changé.
« Et alors ton boulot à l'hospice ? Des nouvelles croustillantes ? »
Le malaise qui habitait Agathe transperçait de plus en plus son regard apeuré, comme ceux d'un renard devant les phares d'une voiture, juste avant l'impact. Gabrielle intervint, sans vraiment savoir quoi faire :
« Tu n'avais pas dit que tu voulais rentrer Agathe ? Tu travailles tôt demain en plus, tu vas être fatiguée. »
Agathe, perdue, leva les yeux vers son amie qui lui adressait un sourire complice. Elle mit une demi-seconde avant de réaliser que quelqu'un essayait de la sortir du marécage dans lequel elle était empêtrée.
« Mais non reste encore un peu, il est à peine une heure, tu ne nous as encore rien raconté ! répliqua une des filles.
-Je préfère aller me coucher.
-On t'as connu moins raisonnable !
-J'ai changé.
-Ça c'est sûr !
-Allez on s'en va. Au revoir, coupa Gabrielle.
-On se retient au courant !
-Oui, oui. »
Mais ça n'arriverait jamais. En sortant, Gabrielle perçu un « grosse rousse » dans les bruits ambiants : elle serra les poings et pria pour que sa nymphe n'ait rien entendu.
« Merci d'être intervenue, tu m'as sauvé la mise. » dit enfin Agathe alors qu'elles avaient déjà parcouru cinq cents mètres. J'ai passé une tellement bonne soirée que j'en avais oublié qu'ils fréquentaient aussi le coin.
-Ce sont des anciens amis ?
-On peut dire ça... Mais je me suis rendue compte qu'ils se servaient de moi pour avoir des histoires à raconter : ils se sont à peine inquiétés quand j'ai arrêté de répondre à leurs invitations. Ça m'a fait un bien fou de couper les ponts. Et puis j'ai pas besoin d'eux : j'ai mes collègues de l'hôpital psychiatrique, et il y a toi maintenant... »
Le regard d'Agathe en disait long sur ses pensées, mais Gabrielle venait tout juste de réaliser son erreur. Elle n'hésita plus.
« J'ai quelque chose d'important à t'avouer. J'avais prévu de te le dire ce soir mais je ne voulais pas gâcher ce moment. Pardonne-moi. Si tu ne voulais plus me parler après ça je l'aurais mérité. Quand tu m'a trouvé à ta porte la première fois, je voulais t'inviter à boire un verre, mais j'ai paniqué, j'aurais jamais dû faire ce que j'ai fait ensuite. À la fête des voisins, j'ai déduit de ta conversation avec Hélène qui tu étais médecin. Je ne suis pas malade Agathe, j'ai tout inventé pour te voir et je me suis enfoncée dans mes mensonges... En plus, tu as du croire que j'avais besoin de soins psychiatriques, je t'ai fait perdre ton temps. Ce que j'ai fait n'est pas excusable. En fait, j'ai peut-être finalement besoin d'être internée, pour cette soudaine mythomanie. Et ça me ferait une excuse pour te voir tous les jours. »
Gabrielle esquissa un sourire pitoyable empli d'ironie. Elles avaient déjà atteint la porte de l'immeuble et s'étaient arrêtées devant. La femme-mollusque était prête à recevoir une gifle, des insultes, ou à ce que sa belle nymphe tourne les talons et déménage : la boule dans son ventre était arrivée à sa gorge et n'attendait plus que le verdict pour jaillir. Agathe avait eu un éclair de compréhension : ce n'était pas l'hypocondrie qu'elle avait décelée chez sa voisine, mais une autre maladie, beaucoup plus ravageuse.
« Tu ne m'as pas menti Gabrielle. Tous tes symptômes sont réels : tes palpitations, tes tremblements, tes insomnies, ton manque d'appétit qui a miraculeusement disparu ce soir... C'est contagieux, et tu m'as déjà contaminée. »
Gabrielle n'eut pas le temps de réaliser ce qu'il se passait : le soleil venait de quitter sa trajectoire pour embrasser le satellite, créant ainsi une collision spectaculaire. Des milliers d'étoiles jaillirent, à en faire pâlir de jalousie les plus belles constellations. Le Big Bang avait eut lieu une seconde fois.
« Alors ? Tu me l'offres quand ce verre ? »
Gabrielle ne se fit pas prier : sa porte d'entrée se referma derrière elles et Brigitte ne tarda pas à se cacher des bruits, mais cette fois, il n'y eut pas que des rires.